• BAD LIEUTENANT

    "Bad lieutenant" est le fameux film d'Abel Ferrara, datant de 1992 il me semble, où Harvey Keitel obteint sans conteste le rôle le plus magnifique et le plus difficile de toute sa carrière : incarner ce flic toxico et défoncé d'un bout à l'autre du film, confronté à une affaire de viol d'une religieuse dans le "Spanish Harlem" de ces années là.

    http://archive.filmdeculte.com/culte/culte.php?id=161

    Le film m'a toujours fasciné, mais j'avoue que j'ai grandement évolué dans mon "positionnement" vis à vis du "style" de l'oeuvre. Alors qu'il y a encore peu le "pathos" (que je caractérisais comme "chrétien") m'énervait, et c'est peu de le dire, je trouve maintenant que c'est un des films les plus beaux et les plus puissants jamais réalisés aux USA, je le place presqu'au niveau de "There will be blood", c'est dire...

    Voici ce que j'écrivais d'ailleurs il y a moins d'un an, en février 2009, après la "crise" de 2008 donc, dans deux articles parus sur l'autre blog :

    http://sedenion.blogg.org/date-2009-02-04-billet-969268.html

    http://www.blogg.org/blog-76490-billet-mathesis_universalis___itineraire_historique_de_la_perte_de_soi_et_de_l_egarement-970160.html

    Je (me) cite (dans le premier article):

    «Car ce "Dieu", qui n'intervient pas dans l'Histoire, qui ne nous connaît pas par notre nom , que nous ne "rencontrons" pas en tant qu'individus, en face à face, mais d'esprit à esprit, donc dans notre dimension trans-individuelle,  ne réclame rien moins qu'un héroïsme de la Raison, celui auquel invitait Husserl en 1936-37 dans la "Crise des sciences européennes".

    Or, que l'homme, dans sa situation-dans-le-monde préphilosophique, soit faible, c'est une vérité mise en avant depuis toujours par le christianisme. Elle fait l'objet d'un film fabuleux, prodigieux, très "chrétien" dans l'esprit : "Bad lieutnant", d'Abel Ferrara, sorti au début des années 90. C'est d'ailleurs la substance de l'aveu que fait le magistral acteur Harvey Keitel au cours de la scène où il a l"illlusion de parler au Christ : "je suis trop faible, si tu ne m'aides pas je ne peux rien".

    C'est, si l'on veut, le dernier mot de la Foi.

    Mais la foi est un luxe que beaucoup ne peuvent plus se payer, et notamment les junkies ...»

    Or il est juste de dire qu'il s'agit d'un film très "chrétien", mais disant cela on n'a rien dit ; et il est tout à fait significatif que je parte, dans cet extrait datant de février 2009, de la Krisis d'Edmund Husserl. Car on parle toujours d'Husserl comme d'un juif allemand persécuté sur le tard, mais on ignore , ou l'on passe sous silence, qu'il était (par conversion) et se définissait chrétien.

     Ce qui ne doit nous étonner en rien si nous approuvons l'évolution récente de ce blog, qui unifie judaïsme et christianisme en un même processus de la Raison.

    Mais l' on est tout de même en droit de s'étonner, au vu du "slence assourdissant" régnant dans l'oeuvre husserlienne (publiée à ce jour) sur les questions religieuses (mais il est vrai que ce qui est publié ne représente encore qu'une petite partie de l'ensemble, proprement immense).

    Que l'on lise alors cet article "Husserl comme théologien" :

    http://www.history-cluj.ro/SU/anuare/2008/Continut/art15Sivak.PDF

    dont je ne résiste pas à citer le début, portant sur la confidence de Husserl à son élève Edith Stein (connue elle comme philosophe juive devenue chrétienne, tout comme Simone Weil d'ailleurs) en 1935:

    «La vie d'un homme n'est rien d'autre qu'un chemin vers Dieu . J'ai essayé de parvenir au but sans l'idée de la théologie, ses preuves, ses méthodes, en un mot j'ai voulu atteindre Dieu sans Dieu. Il me fallait éliminer Dieu de ma pensée scientifique pour ouvrir la voie à ceux qui ne connaissaient pas la route sûre de la foi passant par l'Eglise. Je suis conscient du danger que comporte un tel procédé et du risque que j'aurais moi même couru si je ne m'étais pas senti profondément lié à Dieu et chrétien du fond du coeur»

    Wittgenstein est un autre exemple de philosophe d'origine juive  dont la famille s'était convertie au christianisme quelques générations avant; mais il se situe sur un "bord" (exemple : "je suis le plus grand penseur juif de tous les temps") qui explique pas mal de choses, notamment son manque de réserve vis à vis de la question de Dieu, à mon sens tout au moins, car ses confidences des "Carnets secrets" sont celles d'une foi banale, d'un recours à Dieu et à la prière pour éloigner la mesquinerie de l'entourage, il est vrai qu'elles datent du temps de guerre, sur le front en 1914-15. Et puis qui suis je pour juger Wittgenstein ?

    Tout comme l'on ne dit pas grand chose quand on dit "chrétien", on en dit encore moins quand on dit "athée" : disons qu'il faut distinguer (pour le moins) entre deux grandes catégories d'athées, ceux qui disent "Dieu est avec nous" et qui ont tout le temps le mot "Dieu" à la bouche, ce qui touche à la profanation, et ceux qui disent "Dieu est loin, absolument transcendant, au delà de toute raison", ce qui poussé au stade ultime donne "Dieu n'est pas, ou Dieu n'existe pas".

    Le silence de husserl, qui obéit aux exigences de la réduction phénoménologique, n'est évidemment à classer dans aucune de ces deux catégories, et pour cause : Husserl est un penseur profondément chrétien, tellement même qu'il garde un silence absolu, et voulu, sur le christianisme et la question de Dieu.

    Ceci pour la raison qu'il indique lui même : par pure et héroïque "charité" (chrétienne pour le coup) envers les gens comme nous , ceux qui sont incapables d'emprunter la route de la foi.

    On voit donc que ce que j'écrivais en février 2009 est un peu biaisé : j'y opposais un héroïsme rationaliste et "la foi du charbonnier " (en gros), mais ceci est évidemment inopérant au vu de la citation de Husserl : il est des exemples de foi héroïque ,que l'on pense aux martyrs des débuts de l'Eglise, que l'on pense à Edith Stein ou Simone Weil, et que l'on pense à Husserl lui même, qui ne nierait certainement pas avoir la "foi" en Dieu, en le Dieu chrétien !

    Quant aux persécutions d'ordre antisémite contre Husserl, qui sont plutôt des vexations immondes et mesquines, elle ne font que traduire le climat de folie qui régnait alors, même dans le milieu universitaire hélas; et je réserve mon jugement à propos du rôle de Heidegger en cette affaire, ayant entendu tout et son contraire à ce propos !

    Le "lieutenant de police" joué par Harvey Keitel , même s'il se définit comme un "fucking catholic" éloigné de l'Eglise, n'a rien d' un homme de foi, ni d'un héros. Il incarne tout simplement à l'extrême l'aboutissement pervers ayant commencé par la destruction pascalienne de la métaphysique occidentale dont j'ai récemment parlé ici.

    On notera d'ailleurs qu'il n'a pas de nom ni de prénom dans le film, ce qui est rare, et marque avec évidence une intention : il n'a plus de nom humain (social) mais pas encore le "nom nouveau" dont il est parlé dans l'Apocalypse. La seule fois où il est nommé, c'est par dérision, du nom du joueur de football noir "Strawberry" qui l'obsède d'un bout à l'autre du film.

    Abel Ferrara a écrit le scénario avec Zoé Lund, qui dans le film joue le rôle de l'accompagnatrice  du lieutenant dans la drogue. Son  monologue , lors de la deuxième et dernière scène où on les voit tous les deux, est magnifiques, il décrit les toxicos, les junkies :

    «Les vampires sont plus heureux que nous : ils se nourrissent des autres, eux.  Il  faut se dévorer soi même, manger ses propres jambes pour pouvoir marcher, décharger (éjaculer) pour recharger, se sucer soi même à fond, se manger soi même complètement ("eat away our souls") jusqu'à ce qu'il ne reste plus de nous que la faim. C'est dingue, il faut donner, donner, donner...si l'on ne donne pas rien n'a de sens.. Jésus l'a dit maintes et maintes fois. Personne ne comprendra jamais pourquoi tu as fait ça. Demain tout le monde t'aura oublié»

    la dernière partie du monologue concerne sans doute Jésus-Christ (le Jésus historique pour certains, ou légendaire pour d'autres, celui qui fut crucifié, pas le Logos des philosophes) , comme cela est suggéré par les images, mais en fait tout autant le "lieutenant".

    Le parcours de Keitel dans le film n'est en effet rien d'autre qu'un calvaire et une montée au Golgotha, mais absolument inversée, parodique, diabolique : celui de l'homme moderne déchu, le résultat de l'évolution de Pascal à Sade. La montée est devenue descente (au propre et au figuré, car il n'arrête pas de boire ou de se droguer).

    J'ai aussi profondément évolué, c'est le cas de le dire, vis à vis du personnage de la religieuse : c'était le personnage qui m'énervait le plus, et m'empêcha longtemps de prendre le film vraiment au sérieux, tout en reconnaissant sa force fascinante.

    Maintenant c'est le personnage que je trouve le plus beau et le plus sublime, dans le film et peut être dans toute l'oeuvre cinématographique mondiale..

    il me faut, sur le tard, me rendre à l'évidence : aimer ceux qui nous haïssent, pardonner à ceux qui nous ont offensé (et, dans le cas de la religieuse du film, cela signifie pardonner complètement aux deux salopards qui l'ont violée, sodomisée, déflorée avec un crucifix, brûlée avec des cigarettes) c'est non seulement admirable, sublime, héroïque,... mais c'est : beau !

    Beau d'une beauté surhumaine, qui est celle du message évangélique !

    L'actrice Frankie Thorn joue tellement bien qu'elle arrive à convaincre, lors de la dernière scène, au moment où elle est en prière aux côtés du lieutenant agenouillé lui aussi, mais de par la fatigue extrême dûe à la défonce : elle a vraiment et sincèrement pardonné à ces deux (je cite ses paroles dans une autre scène) "miséreux qui comme tous les miséreux veulent prendre de force"... et elle ne fait de reproches qu'à elle même, pour n'avoir pas su "changer la semence amère en sperme fertile, comme Jésus l'eau en vin".

    Je n'ai jamais vu femme plus belle, même en rêve ! beauté surhumaine parce que personne ne peut pousser l'héroïsme aussi haut, sauf un saint, sauf une sainte : et il y a des saints et des saintes (mais à l'écart des médias, si vous voyez à quoi et à qui je pense).

    Ce pardon sublime dépasse complètement l'entendement du "lieutenant", qui se situe évidemment ici au stade du talion judaïque : il voudrait, lui, tuer les deux petites ordures, même si cela va aussi contre le droit... et quelques secondes après il se réfère au même droit qu'il voulait bafouer en demandant carrément à la religieuse si elle a vraiment le droit, vis à vis des autres femmes,  de laisser courir les deux hommes, qui recommenceront certainement...

    Tout cela bien sûr est commun, banal : dépassement du talion et de la loi dans l'amour, pardon des offenses, sainteté.... mais le vrai est parfois simple, et donc difficile. or osons le dire : qui d'entre nous pardonnerait ainsi ? et le "lieutenant" ne trouve à dire que ceci : "atterrissez ma soeur!".

    Pour ma part je ne pouvais pas supporter qu'elle lui dise en le quittant : "adressez vous à Jésus...vous croyez en Dieu n'est ce pas ?"

    j'y voyais (à tort) la marque d'une outrecuidance des croyants, icapables croyais je d'envisager même l'idée d'un être n'ayant pas du tout la foi...

    mais je me trompais : elle lui dit "vous croyez en Dieu n'est ce pas ?" sur un ton propre à faire comprendre que cela ne fait aucun doute parce qu'effectivement cela ne fait aucun doute, et cela n'a aucun rapport avec la façon qu'il a de toujours se dire un "fucking catholic" : un être qui se détruit lui même aussi obtinément que le "lieutenant" marque ainsi qu'il croit, ou plutôt qu'il se voue à Dieu dans son anéantissement même. seulement ceci n'a que peu à voir avec le sens du christianisme, selon lequel Jésus est venu s'incarner justement pour que de telles voies vers Dieu dans la destruction de soi même soient définitvement fermées...

    L'autre scène, très difficile à jouer évidemment pour Keitel (compte tenu du fait qu'il avait fait jouer ses propres  enfants dans les rôles des enfants du policier du film) est évidemment celle où il arrête les deux gamines au volant de la voiture de papa, et sans permis : ivre comme toujours, il les force à imiter une fellation en se masturbant devant elles !

    C'est là que l'on reconnait les grands acteurs : ceux qui prennent le risque d'habiter leur personnage !

    Quel est le sens d'une pareille scène, mis à part le scandale qu'elle a sans doute déclenché ? c'est de montrer en quelque sorte "sur le vif" qu'il ne suffit pas de renverser la loi, toute loi, pour accéder à l'amour...car dans cette scène le policier adopte volontairement un ton d'enfant complice des deux gamines vis à vis du "père absent" mais que l'on devine redoutable. Mais c'est un enfant persécuteur et tourmenteur. Monsieur "Notre père qui êtes aux cieux" est demandé de toute urgence, ou à défaut un père fouettard , menaçant et punisseur, seule représentation de la loi que ces adulescents puissent envisager, impuissants qu'ils sont à l'intérioriser suffisamment pour pouvoir un jour, effectivement, la barrer et changer de niveau , accédant à l'amour spirituel (qui ne saurait se dégrader en auto-érotisme).

    On n'aura sans doute jamais aussi bien réussi au cinéma , par l'atmosphère même d'un film, à traduire l'extrême désacralisation ou plutôt désanctification nihiliste contemporaine...

     

     


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