• Le pied de Hanane AIcha Kassoul ed casbah 2009

    Le pied de Hanane, de Aïcha Kassoul ( Casbah, Alger, 2009)

     

    Détournement et retournements

     

    Touchant par l’évocation de sa ville natale, Blida « ville des abricots » et non « des roses », bouleversant par les portraits saisissants d’un père avocat, engagé à ce titre dans la guerre de libération, d’une mère courage, toute de droiture jusque dans son linceul ; nostalgique, peut-être dans une remontée des cours du temps où, écolière et plus tard lycéenne, elle s’enivre de lectures non pour s’évader mais comprendre le mal du siècle colonial… ; mais tout cela, disséminé dans la surface du texte, n’en est pas l’objet et la profondeur du roman. C’est que, toutes ces évocations, pour attachantes, stylistiquement, qu’elles soient, sont provoquées, « remuées » au sens littéral du terme, par un fait dominant, qui, loin d’être un fait divers, obstrue la quintessence de ces remontées, de ces flash-back dans le temps et l’espace d’une autre Algérie « oubliée ». L’auteure dépasse l’inscription d’une simple autobiographie pour inscrire son vécu comme autant de pièces à conviction dans l’histoire collective du pays. Ce fait, c’est la prise d’otage de l’Air bus d’Air France à l’aéroport international d’Alger avec les passagers à son bord. Si l’affaire a été largement médiatisée et a suscité de nombreux témoignages, en revanche, son traitement romanesque – le premier sans doute – le donne à lire hors du sensationnel. L’auteure narratrice, voyageant avec sa fille ( Hanane ?), ne ramène pas l’événement à une proportion individuelle, par la peur, le courage ou la panique du moment ni à une haine farouche des quatre jeunes du « commando » terroriste, ni encore à une révérence aux membres du GIGN qui ont donné l’assaut à Marseille et délivré les passagers. Même si l’angoisse est rendue par une courte éphéméride de cette tragédie, l’ événement sert de cadre référentiel, d’échantillonnage du drame algérien, de la conquête colonial au tarmac de Marignane. Dans des télescopages habilement menés, l’auteure narratrice qui se dédouble en un couple « Je/tu », jamais le « nous », rouvre des plaies restées infectées sur un continuum de tragédies dans l’Algérie de sa postindépendance sans jamais tomber dans le stéréotype du discours politique, ne se gênant pas, à contrario, par de brefs retours au rapt de l’Airbus, d’engager, à partir de vécus individuels et intimes, d’en relever la complexité historique et politique de phénomènes sociétaux, réduits, le plus souvent, à des stéréotypes exotiques ou porte-drapeaux de convictions obtuses.  Par ce biais, ce roman peut-être lu comme un essai politique n’ étaient les échappées heureuses à une narration fluide et émotive. Une narration qui porte l’empreinte de l’universitaire ayant épluché sa carrière durant des textes d’auteurs, d’autrui. Quoi de plus « normal » dirait-elle ! Les références livresques y sont nombreuses mais fort signifiantes tant elles sont incorporées dans le corps du récit par des jeux d’associations à telle situation ou à tel souvenir d’enfance. Les livres et les auteurs cités deviennent des acteurs vivants, partageant leur drame, leur souffrance, leur inquiétude avec les expériences tout aussi pénibles de la narratrice qui les convoque ou les invoque. L’Airbus dans lequel les passagers se familiarisent à la mort dans des gestes quotidiens et non de survie, malgré les « fatwas » des ravisseurs GIA qui ne paient pas de mine, est, pour l’auteure, toute proportion gardée, le train de la déportation du personnage central du roman Le grand voyage de Georges Semprun : « pour lui comme pour moi la mort au bout du voyage ». Ce comparatif  ne permet-t-il pas d’établir un lien thématique avec le récent roman de Boualem Sansal Le village de l’Allemand ou le Journal des frères Schiller ? De nombreuses notations permettent en effet ce lien livresque. Dans une rue de Blida où son grand-père possédait une boulangerie avait vécu Eugène Fromentin : « Depuis que j’ai appris que Fromentin avait habité le quartier, je me dis que, tandis que ma mère m’attendait à la maison, son mari et sa mère s’étaient arrangés pour limiter mes pas et ma curiosité qui passait exclusivement par les livres. Depuis ce temps, l’aventure s’est poursuivie sans relâche ». L’Algérie poétique de Kateb Yacine y est également revendiquée. D’autres noms, d’autres icônes, ceux-là et celles-là, comme Ali Boumendjel défenestré et Maurice Audin, le revenant dans l’Algérie des années 2000, avec sa chemise blanche sur « sa » place où les passant(e)s ont oublié l’histoire sacrificielle de son nom.

    Mais où réside l’univers fictionnel dans ce télescopage entre une histoire individuelle, intime d’une maison, d’une école, d’une université, de Blida à Bouzaréah et une histoire collective d’une Algérie comme symboliquement prise en otage dans cet Airbus et qui plus est d’Air France ? Le titre du roman « Le pied de Hanane » reste énigmatique. Qui est Hanane ? la kamikaze de l’attentat de Thénia où, démembrée, elle a laissé un pied ? La propre image de l’auteure narratrice dont le pas arpente les ravissements de l’enfance et les chaos de l’âge adulte ? La fille de l’auteure narratrice présente, innocente, dans l’enfer de l’avion, l’image des petites Choulet gâtées parce que Françaises dans la classe de Rouget, l’institutrice tirée à quatre épingles ? Si le champ lexical de « pied » est rendu par de nombreux renvois – le pied du père avocat qui plaide en homme debout, celui de l’enfance de la narratrice qui arpente sa ville natale, le pied contestataire qui bat le pavé de la place du 1er mai à la place des Martyrs après Octobre 88, le pied pédagogique nerveux de cette institutrice qui ressemble tant à sa sosie de La cité des roses ( non de Blida mais de la cité Nador au Clos Salembier à Alger). « Le pied » est, ici déterminé et Hanane se prête à plusieurs visages de ce prénom qui signifie « tendresse, douceur, innocence » alors que son pied semble être soumis à une rude errance à travers les siècles, les déshérences de la mémoire et les violences de l’Indépendance recouvrée. N’est-elle pas ce dédoublement discursif de la narratrice ?: « Elle m’a ouvert la voie. Petite…Salut petite. La dernière fois que je t’ai vue, j’ai vu quelque chose battre très fort. Quelque chose en plein ventre loin du cœur qui était au plus bas » Une naissance, celle-là même douloureuse de ce roman ? 

    rachid mokhtari

     

     


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