• Une Nouvelle Religion - Littoral 06/11/1913 - Page 02 (archivesjournaux.ville-cannes.fr)

    Une Nouvelle Religion

        C’est Mistral, je crois, qui pleurait sur le manque d’enthousiasme, sur la banalité, sur le prosaïsme de l’époque.
        L’excuse des grands poètes – de certains grands poètes – c’est qu’ils ressemblent à l’astrologue de la fable. Ils regardent si haut si loin, qu’ils ne voient point ce qui se passe près d’eux, en bas, chez nous.
        Quelle est la marque la plus authentique de l’enthousiasme poètique dans une société ? C’est incontestablement que des prophètes, que des fondateurs de religion puissent trouver des disciples dans une société.
        Or, si j’en crois le Temps, car, de Cannes, je n’ai pu voir cela, Paris posséderait depuis hier une nouvelle Eglise, un nouveau culte, un nouveau Messie. Une brave femme de Jemeppe-sur-Meuse, en Belgique, est venue, suivie de six cent fidèles, tout de noir habillés propager en France le culte d’Antoine : non point du saint personnage dont Flaubert, après Téniers et Jacques Callot, immortalisa les tentations, mais d’un bon vieillard qui mourut l’an dernier, entouré du respect et de la reconnaissance d’un peuple entier.
        Qu’était le père Antoine ? Un jour, un obscur ouvrier reconnut en lui la vertu qui fait les prophètes. Il s’en alla vaticinant, et comme il était convaincu, il persuada les hommes qui l’entendaient. Il y avait parmi ceux-ci des malades, des infirmes. A la voix du nouveau Messie, les paralytiques se levèrent, les aveugles virent : ils l’assurent du moins. Car des six cent fidèles qui, un petit sac à la main, vêtus, les hommes d’une lévite noire et coiffés d’un chapeau mat à bords plats, les femmes d’une robe noire et couverte d’un voile, débarquaient hier à Paris, au grand émoi des badauds, il n’en est guère qui ne soient prêts à témoigner du miraculeux pouvoir du père Antoine.
        Miraculeux en effet, le culte antoiniste dédaigne les formes extérieures qui sollicitent l’admiration des foules. Il suffit de posséder la foi pour être guéri des maux du corps et de ceux de l’âme. Foin des drogues, des thérapeutiques grossières, des chirurgies sanglantes ! La mère Antoine, dépositaire après décès du pouvoir spirituel de son mari, étend la main sur la foule recueillie et chacun s’en retourne guéri ou amélioré selon la ferveur de sa foi ; le mécréant seul s’en va comme il était venu, car les dieux ne prennent soin que de leurs fidèles.
        Pour les croyants français, on a donc institué, au fond de la Glacière, rue Vergniaud, un temple que la mère Antoine inaugurait ce matin. C’est un vilain petit monument de style indéterminé, surmonté d’un clocheton minuscule et possédant pour tout mobilier une manière de chaire adossée au chevet, devant laquelle est un panneau portant l’image sommaire d’un arbre avec cette inscription : « L’arbre de la science de la vue du mal ». Langage hermétique évidemment. Le plus grand miracle de la foi antoiniste est sans doute de le rendre clair aux sectateurs du vieil ouvrier guérisseur.
        D’autres inscriptions ornent le chevet : ce sont des formules dogmatiques : L’enseignement du père, c’est l’enseignement du Christ révélé à cette époque par la foi... Un seul remède peut guérir l’humanité : la Foi ; c’est de la foi que nait l’amour, qui nous montre dans nos ennemis Dieu lui-même.
        Le rédacteur du Temps qui est allé voir cela et nous conte ces détails a profité du voyage pour interroger un des prêtres de la religion nouvelle, un frère antoiniste.
        Celui-ci lui a dit :
        – « Le Christ venant après les prophètes, marquait une étape nouvelle dans l’évolution morale : à la rigoureuse loi du talion, il substituait le pardon des offenses. Le Père (c’est Antoine) a fait mieux : comme nos ennemis sont les meilleurs auxiliaires et les seuls guides de notre progrès, en nous révélant à nous-mêmes les défauts qui ternissent la netteté de notre conscience, ils sont les véritables instruments de notre épuration. Il ne suffit plus de leur pardonner ; nous devons reconnaître en eux nos fidèles amis et les aimer comme tels.
        « Il faut, ajoutait notre interlocuteur, retourner à l’essence même, au principe initial des religions : à la loi de la conscience ; il faut dégager cette loi de toutes les formes extérieures, de tous les rites, de toutes les liturgies qui en obscurcissent la notion. Puisque nous vivons entourés d’un fluide fait de tous les actes et de toutes les pensées commis ou conçues pendant nos existences antérieures – fluide que le Père maniait à sa volonté et d’où il tirait ses guérisons, – il faut l’exalter au cours de l’existence actuelle en pratiquant le désintéressement le plus absolu. La douleur, les épreuves nous sont envoyées pour nous permettre de nous élever successivement jusqu’à la quasi-perfection morale et à l’amour universel...
        – Mais dit notre confrère, inquiet, ce dogme des réincarnations n’est-il point hérétique. Ne sentez-vous pas quelque peu le soufre ?
        – Nullement, cher monsieur, nous respectons toutes les religions : nous remontons seulement à leur principe commun.
        – Mais vous ne les pratiquez pas ?
        – Nous sommes les fidèles du Père. Il est pour nous la réincarnation du prophète qui parut plusieurs fois pour révéler au monde la loi de la conscience…
        – Et votre foi justifie vos miracles ?
        – Assurément.
        – Et vos miracles justifient votre foi ?
        – Sans doute... comme dans toutes les religions, ajoute le frère antoiniste.
        Et voilà, pour le moment, ce que je puis vous répéter sur le propos de cette religion nouvelle.
        Je dis « pour le moment ».
        Il est en effet plus que probable que les antoinistes viendront quelque jour nous apporter la bonne parole sur la Côte d’Azur.

                         NICOLAS JOSEPH.

    Littoral, 06/11/1913 - Page 02
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