• Marcel Moreau - De phrases sans adjectifs

        — Qu'y a-t-il, répétai-je.
        — Mmmm, fit Jiri.
        Je comprenais. Enfin, un peu... J'allumai. Le décor n'était pas celui que vous envisagiez déjà, car il est bien vrai que vous misiez sur la crasse, sur l'immonde saleté des détritus vieux d'une semaine. On la sentait venir, on la présageait, cette saleté. Déjà en montant l'escalier, on s'attendait au pire, tout annonçait le désordre, des moutards squelettiques attachés par des chaînes au pied d'un lit, des carpettes d'excréments amollis par l'urine, un sol rendu glissant par la glaire, on s'attendait aux puces, à des putains en guenilles et barbues, rampant sur leurs genoux, cherchant leur subsistance dans les disjointures des planches, et au lieu de tout cela, nous entrions dans l'univers nu et gris de Jiri, dont le visiteur impromptu ne pouvait qu'emporter une image austère et cause de malaise. Le bas des murs semblait avoir été léché. Nous entrions dans cet univers comme dans un roman composé uniquement de phrases sans adjectifs. Et quel écrivain n'a pas rêvé d'écrire un livre où il n'y aurait plus de tables vertes ou jaunes, de Sénégalais bons ou mauvais, mais où plutôt la table serait exclusivement table, et le Sénégalais exclusivement Sénégalais ? Une telle œuvre serait un foisonnement insoutenable de corps purs, strictement relatifs à eux-mêmes, sans liens mutuels, durs, même les plus mous, étincelants, même les plus ternes, muets, morts, serrés autour du lecteur criant en vain son angoisse à l'auteur, devenu fou, comme si ce qui nous maintenait en santé c'était précisément ces rallonges à la chose et à l'homme, leur écoulement jusqu'à nous, cette suppuration d'eux-mêmes appelés adjectifs et au fond, nous sentons bien que nous ne sommes présents et aliénés au monde que dans la mesure où l'adjectif avec une force de réseau prend possession de nous, non seulement de nos mots, mais aussi de nos images, de nos visions, de nos rêves, de nos démarches et de nos sensations ; ainsi, le sperme qui dégouline de l'urètre, les doigts du bourreau éborgnant la victime, et l'ébrouement frêle des fibres du mal qui est en moi quand je songe à la mort prennent valeur d'adjectifs par rapport à la Source qui les produit qui est pur étincellement. Essence indivise. En somme, sans que nous le sachions très clairement, l'adjectif est en nous comme une malédiction, il nous relie à des réalités solitaires mais fonde le mensonge par le fait même qu'au lieu de nous les faire toucher, il ne parvient qu'à nous les faire qualifier. C'est à son intervention puissante et irrévocable que nous devons de voir les apparences rouler les unes vers les autres et nous griser de l'illusion de vivre. Il est liens, raccords, froissements et chaînes, il nous pousse infatigablement dans le piège d'une harmonie qui n'aurait point d'existence sans l'intercession de ses manœuvres confondantes, il nous englue dans ses verts, dans ses jaunes, dans ses bons et dans ses mauvais, qui ruissellent à perdre haleine dans toutes les directions. nos cinq sens sont faits comme des rats. Dans la chambre de Jiri, notre première impression était pour le moins détraquantes, on voyait Jiri et à côté de lui, sa monstruosité, et non Jiri monstrueux, on voyait le mur, et séparé du mur, le blanc du mur, comme une chose dure et saisissable en soi, les objets se démultipliaient à l'infini, il y avait là le cuivre et le brillant de ce cuivre, la lumière et le vif de la lumière, etc., si bien que finalement, nous n'osions plus faire un pas, par recrutements et recrudescences d'éléments pleins, opaques et autonome créaient autour de nous Forêt et nous étouffions, littéralement, nous étouffions, nous succombions aux coups, de fouet, de fouet sec, le fouet de chaque chose intrinsèque, dépourvue de qualité, toutes ces choses, inqualifiées, neutres, qui ruinaient nos sens.
        Puis tout rentrait dans l'ordre.

    Marcel Moreau, La Terre infestée d'Hommes,
    Mon frère Jiri, d'horreur illuminé, p.64-65
    roman, Buchet/Chastel, Paris, 1966.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :