• Le Dieu des guerres de religion et le Dieu des philosophes

    La guerre s'embrase de nouveau à Gaza, sans que l'on sache bien encore si ce sera un nouvel épisode qui prendra fin (après d'horribles tueries) au bout de quelques temps, où s'il s'agit de l'étincelle qui allumera l'incendie final, où parait il, d'après les anciens poètes, doit s' abîmer le monde...

    Il serait absurde, politiquement et humainement parlant, de renvoyer les deux camps dos à dos dans une même exécration de "l'extrémisme" : d'un côté un Etat fragile, vieux de 60 ans, qui joue sa survie, et de l'autre une mouvance d'illuminés qui certes exploite de justes colères, mais vise , bien au delà de la défense des "opprimés, humiliés et offensés", à la "victoire" eschatologique d'une religion.

    Ce serait absurde mais c'est pourtant ce que l'on va faire ici, dans l'optique de ce blog qui cherche à s'élever au dessus des contingences historiques et ethniques (et , donc, religieuses).

    Car, en définitive, quelle est l'origine de cette inimitié séculaire entre , non pas juifs et arabes comme on le dit très souvent et trop vite, mais entre juifs israéliens d'une part, chrétiens arabes et musulmans (arabes ou non arabes) d'autre part ?

    La réponse est dans la question : cette origine, c'est évidemment la différence de religions. Et pas de n'importe quelles religions, mais de ces trois religions, visant à l'universalité exclusive et jalouse (ce qui est d'ailleurs une contradiction dans les termes).

    Et pourtant, disent les simplets, juifs, chrétiens et musulmans sont tous "fils d'Abraham" (cher Marek Halter), ils sont les "trois anneaux" d'une même chaîne unique (la parabole de l'anneau dans "Nathan le Sage" de Lessing), ou encore : ils adorent le même Dieu ... forcément, si ce "Dieu" est le Dieu unique, par opposition aux dieux du panthéon païen.

    Là encore, c'est Brunschvicg qui dans "De la vraie et de la fausse conversion", a trouvé la formule qui fait mouche : ce Dieu prétendûment "unique", commun aux trois religions du Livre , c'est le Dieu des guerres de religion ! notons d'ailleurs qu'il apparait dans la Bible, sous l'appellation de "Dieu des armées" (Elohim Tsebaoth).

    Ce Dieu "UN" exclusiviste, Peter Sloterdijk le caractérise, dans "La Folie de Dieu", comme le Dieu des zélotes (et il y a des zélotes aussi bien parmi les juifs que parmi les chrétiens ou les musulmans..... ainsi d'ailleurs, reconnaissons le, que parmi les hindouistes, les bouddhistes, les athées, et même parmi les philosophes, ou plutôt ceux qui se prétendent philosophes).

    Il vaut la peine de citer complètement le passage de Brunschvicg, il se trouve dans le chapitre "Transcendance et religion", qui est paru originellement dans la Revue de métaphysique et de morale , année 1932, A39 N1, pages 17 à 46, lisible sur Gallica ici :

    http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k11278w/f19.table

    (la citation incriminée se trouve pages 18-19).

    "nous voyons tous les jours de graves théologiens appliquer à un écrivain les qualificatifs de croyant ou d'incroyant,dans cette même acception d'absolu où, à huit ans, les sujets de M. Piaget, péripatéticiens sans le savoir, emploient les mots de léger et de lourd, comme si un prédicat pouvait exprimer autre chose qu'une relation, comme si leur propre crédulité pouvait s'ériger immédiatement en critère objectif des valeurs et leur donnait droit à décider, selon leur fantaisie, du sentiment religieux et de la destinée spirituelle d'autrui en s'attribuant les bénéfices contradictoires d'une élection particulière et d'une vérité universelle"

    Dans les années 30, Brunschvicg, en parlant de "théologiens graves", entendait : des théologiens lourds, imbus de leur importance et de leur sérieux....mais on pourrait tout aussi bien employer ce qualificatif au sens des "jeunes" de maintenant, quand ils disent de quelqu'un : "il est grave", ou bien au sens des guignols de l'Info quand ils parlent d'un "candidat grave" à l'élection présidentielle.

    D'autre part il serait malvenu d'attribuer aux juifs seulement une "élection particulière", ou plutôt le sentiment d'être élus.... mais poursuivons..

    "il semble bien que nous nous heurtons ici à un stade de mentalité archaïque, exactement celui d'où a surgi jadis un débat comme la querelle des antipodes.Et dès lors, nous devons nous demander ce qui arriverait à l'adepte d'un culte déterminé s'il entreprenait un voyage de circumnavigation autour des religions terrestres.il pourrait encore se servir de sa montre,à condition qu'il la remît sans cesse à l'heure sur le soleil. De l'autre côté de la Mediterranée on entend parler d'infidèles et de fidèles, de schismatiques et d'orthodoxes; seulement, la distribution des rôles est inverse comme inverse apparaît, une fois franchie la ligne de l'Equateur, la relation des mois et des saisons. L'application du vocabulaire aura donc changé mais non le vocabulaire lui même, qui se rapporte à un même niveau d'évolution psychique. Quand ils cherchaient à s'exterminer parce qu'ils niaient leurs antipodes religieux, Croisés et Mahométans, plus tard Catholiques et Protestants, comme à l'heure actuelle, si on les laissait faire, Hindous et Musulmans, se sont révélés voués à un même Dieu : le Dieu des guerres de religion"

    ces lignes ont été écrites vers 1930, mais nous qui vivons après 1947, nous savons que finalement "on a laissé faire" Hindous et Musulmans, et que cela s'est traduit par des massacres effrayants, et par la partition entre Inde et Pakistan qui n'a d'ailleurs rien réglé, comme en témoignent les récents évènements de Bombay et la guerre larvée à propos du Cachemire.

    "On", c'est à dire l'Angleterre puissance coloniale, sur laquelle pèse et pèsera encore très longtemps la culpabilité de ces atrocités, ainsi d'ailleurs qu'une partie de celles qui se déroulent en Palestine. Mais, en élargissant un peu la perspective, nous pouvons sans mauvaise foi aucune mettre en accusation les "puissances" victorieuses en 1945, à savoir l'URSS communiste et l'Occident sous tutelle américaine, en y ajoutant l'ONU, avec un chef d'accusation déroulant une longue liste de crimes contre l'humanité : partition de l'Inde, abandon irresponsable de la Palestine en 1948 (par l'Angleterre là aussi), complicité dans la shoah puisque les photos aériennes permettaient de savoir ce qui se passait dans les camps d'extermination dès 1942-1943, holocauste nucléaire du Japon en 1945 alors qu'il aurait été possible de s'entendre avec la Russie pour une victoire "classique" , refus d'ouverture des frontières européennes et américaines pour les réfugiés juifs en provenance des camps après 1945, etc... la liste est longue !

    Le stade de mentalité archaïque où en sont restés les attardés qui ont sans arrêt à la bouche les mots de "fidèles" et "infidèles", "croyants" et "incroyants", est finalement le même que celui qui prévalait avant la révolution scientifique du 17 ème siècle européen, avec son géocentrisme, son "système du ciel" orienté par les sphères et leurs "archanges", les "fixes" , le Premier moteur, bref l'aboutissement de l'astrobiologisme qui a été relégué aux oubliettes par la science moderne et sa cosmologie

    en définitive, quelle est elle, cette différence , cette incompatibilité radicale dont parle Brunschvicg entre le Dieu des philosophes et des savants et le Dieu d'abraham, entre le Dieu de la raison et le Dieu de la foi ? peut elle être explicitée, comme on le fait couramment, comme celle qui sépare un Dieu théorique, un Dieu qui se définit, c'est à dire un dieu mort, et le Dieu vivant ? entre le Dieu des croyants, et le Dieu des métaphysiciens, qui d'après Badiou n'est qu'une "machine de guerre" contre le Dieu de la foi ? et certes Badiou parle au nom d'un athéisme radical , et entend réécrire la formule nietzchéenne : "Dieu est mort". Mais seul un Dieu vivant peut mourir, et le Dieu de la métaphysique est donc "immortel", puisqu'il n'a jamais été vivant...

    mais ce n'est aucunement notre manière de voir....

    les religions, toutes les religions, datent de l'époque d'avant la science, caractérisée par cette mentalité archaïque dont parle Brunschvicg. Et le Dieu des philosophes, qui est le thème des travaux de ce blog, n'est certes pas le "Dieu de la science", mais il est la source de la vie spirituelle, qui ne "coule" vraiment qu'à partir de l'époque où la science véritable est née, soit le 17 ème siècle. Sans se confondre bien sûr avec la science.

    C'est en ce sens que Brunschvicg parle de l'émergence de la physique mathématique (venant prendre la place de la physique aristotélicienne) comme d'un "changement d'axe de la vie religieuse". Expression qui se situe dans le même registre que l'image des antipodes et de la "circumnavigation autour des religions" décrite plus haut.

    Au fond, la science (et la philosophie, d'ailleurs) ne vaut pas une heure de peine si elle se borne à nous donner plus de pouvoirs techniques, plus de richesses, si elle n'aboutit pas à une amélioration, un progrès de la conscience qui est aussi  d'ordre moral. Ce progrès moral se rattache à l'éthique de la connaissance dont parle Monod.

    Le Dieu des philosophes et la religion philosophique est aussi attaché de manière absolue à la liberté de conscience. Là réside aussi sa différence radicale d'avec le Dieu des religions, qui s'hérite par la naissance.

    Car il est bien facile de parler de la "liberté de croyance religieuses", mais où est cette liberté pour le petit enfant à qui l'on impose des croyances ou des rites qu'il n'a pas encore l'âge d'examiner par sa libre raison ?

    Ces observations assez simples nous permettent de situer dans sa  juste portée la suite du texte de Brunschvicg:

    "ainsi se précise le point où apparaissent aux prises, depuis des siècles, théologiens et philosophes : le Dieu des guerres de religion peut il être le Dieu de la religion ?

    pas plusque des sacrifices joyeusement consentis, héroïquement offerts, dans l'exaltation de la foi, nous n'avons à détourner les yeux des souffrances violemment imposées par ce que cette même exaltation a impliqué, en contrepartie, de fureurs sanglantes, de crimes soi-disant charitables. Et là dessus va t'on bâtir une théorie de la Providence divine ?"

    Nous répondrons quant à nous sans hésitation aucune, et nous n'avons plus besoin à ce propos des "confirmations" que sont les épisodes de Gaza ou de bombay, que le Dieu de LA religion (philosophique) ne peut être ni avoir rien de commun avec le "Dieu" DES religions.

    Et, contrairement à ce que croit le sens commun, le Dieu des philosophes n'est pas le Dieu qui se prouve ou qui se définit dans un concept ; c'est plutôt le Dieu d'Abraham qui cherche à devenir le Dieu des preuves,( "fides quaerens intellectum").

    Mais la seule "preuve", si l'on peut dire, du Dieu qui est la source intime de la vie spirituelle et unitive, ce ne peut être que le jaillissement ininterrompu de celle ci (la "joie ininterrompue" de Spinoza).

    Et c'est à l'approfondissement de cette "vie intime de la conscience", qui est liberté absolue, que nous voulons nous consacrer ici....


    Tags Tags : , , , , , , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :