• I AM FINISHED !

    Je reviens ici sur la magistrale scène finale de "There will be blood" de Paul Thomas Anderson :

    http://en.wikipedia.org/wiki/There_Will_Be_Blood

    "I'm finished" , qui peut se traduire à la fois par "j'ai fini" et "je suis fini" est la dernière phrase du film, prononcée à l'intention de son valet de chambre par le milliardaire du pétrole Daniel Plainview. La scène se déroule en gros ainsi : la valet introduit Eli Sunday auprès de Plainview, qui dort du sommeil de l'ivrogne à côté d'une bouteille vide; Eli,  fils de la famille Sunday que Plainview a escroquée en lui achetant son terrain à très bas prix alors qu'il était sûr de faire des profits gigantesques en exploitant son pétrole, vient vendre à Plainview les droits d'exploitation sur le dernier terrain où il reste encore du pétrole.

    Plainview, qui garde une rancune tenace envers Eli (qui était auparavant chef et inspirateur d'une secte "évangélique") le berne une dernière fois en lui faisant croire qu'il va accéder à sa demande d'argent (la scène se passe après la crise de 1929, et le scénario permet de comprendre que le très pieux Eli s'est compromis avec le monde de l'argent et est aux abois financièrement parlant), à une seule condition : qu'il avoue et prononce à voix haute :

     "Je suis un faux prophète et Dieu est une superstition"

    Eli Sunday finit par accepter, mais Plainview se moque alors de lui en lui disant qu'il ne veut pas acheter les droits d'exploitation du terrain, puisqu'il a déjà volé le pétrole qui s'y trouvait par la technique du "drainage" (il pompe le pétrole qui ne lui appartient pas à partir des puits se trouvant sur les terrains avoisinants, qui lui appartenaient). Puis il tue Eli à coups de bâtons, et à son valet venu s'enquérir de ses volontés il crie, avec un geste ambigu : "I'm finished". Musique somptueuse et fin du film.

    Cette scène est en apparence énigmatique, ce qui à mon avis est volontairement recherché, pour faire appel à notre réflexion "philosophique".

    Pourquoi Plainview, qui est vainqueur à tous les points de vue , en tout cas les points de vue du "monde capitaliste" (il a tout réussi, il est milliardaire, il a berné et humilié tout le monde, il triomphe), a t'il besoin de détruire tout ce qu'il a amassé et finir ses jours en prison en commettant un meurtre ?

    tout ça pour ça ?

    Certes on pourrait l'expliquer par son ivrognerie, qui est plus que suggérée, on sait que des excès réguliers d'alcool peuvent complètement détraquer l'esprit, et entrainer des crimes, des viols, ou des actes déments etc... le film de Paul Thomas Anderson se terminerait ainsi un peu comme une manchette de "France Soir" : "encore un drame de l'alcoolisme !" Mort de rire

    Cette explication ne me satisfait pas du tout, s'agissant d'un film qui doit être classé au tout premier rang pour la hauteur de vues et de pensées. Aussi vais je proposer la mienne, qui est d'ailleurs bien proche de tout ce qui a été dit ici dans plusieurs articles sur le thème du cinéma et du nihilisme moderne...

    Je dirai d'emblée que l'itinéraire de Daniel Plainview dans le film d'Anderson offre une image artistique frappante, bouleversante, de ce que les religions appellent l'enfer, ou la chute dans l'enfer : je ne saurais trouver meilleur exemple poétique que les vers grandioses de Milton au début de "Paradis perdu".

    Itinéraire de l'âme humaine vers l'enfer donc , et ce d'autant plus qu'il s'agit d'une parodie grotesque de l'itinéraire philosophique vers la sagesse dont nous avons parlé ici. Et l'on sait que Satan se plait à singer Dieu...Mort de rire

    (bien entendu, j'espère que l'on interprètera ces expressions "cum grano salis" : l'enfer dont je parle ici se trouve en ce monde où nous vivons, et "Satan" ne désigne que la tendance humaine inverse à celle que j'essaye de caractériser comme "itinéraire vers la sagesse").

    En effet, comprendre les superstitions comme superstitions, les prophètes comme "faux prophètes" , est une condition sine qua non de l'accès à la Raison. Et le jugement  "I am finished" pourrait se comprendre comme le constat de la finitude essentielle de toute démarche humaine "mondaine".

    La "compréhension" (plus qu'intellectuelle) de cette "finitude" entrainerait le passage à un autre plan, qui est d'après nous celui de la philosophie comme "science de l'Absolu" qui est pour nous Raison (contrairement aux autres approches dites "spirituelles" : Zen, soufisme, vedanta, qabbalah, etc..., avec lesquelles nous n'avons rien de commun).

    Pour me faire comprendre je me réfèrerai ici au livre "Du commencement en philosophie"  de Franck Fishbach, et ses interrogations sur les différences entre les approches d'Hegel et de Schelling, qui tournent autour de la question de savoir si la philosophie réclame un "saut abrupt" directement dans l'Absolu depuis la situation "dans le monde" qui est celle de nous tous , ou bien si elle offre une "chemin d'accès" vers elle même, une propédeutique, une médiation, en un mot si elle fait la courte échelle à ceux qui cherchent à s'orienter vers elle.

    En fait j'avoue que je n'en sais rien : mais à mon avis, si la transition vers une "vie nouvelle", dominée entièrement par la recherche de la sagesse, c'est à dire la philosophie, veut dire quelque chose, elle ne peut être que cela, ou en tout cas elle doit en passer par un tel constat sans appel, une sorte de "décision abrupte" qui est aussi celle qu'explique Spinoza au début de "Traité de la réforme de l'entendement" : si je dois rompre définitivement avec la poursuite vaine et destructrice des honneurs, des richesses et des plaisirs, où sont englués les hommes communs, cette poursuite qui me détourne de la recherche de la sagesse, alors je dois à un moment ou à un autre formuler un tel jugement dans une "claire vision intuitive" qui selon le bouddhisme (par exemple) se situe "au délà de la compréhension intellectuelle" mais qui pour nous, qui sommes tout sauf bouddhistes, en constitue la fine pointe.

    Mais la différence avec la situation de Daniel Plainview dans le film d'Anderson saute aux yeux : en aucun cas la voie philosophique ne doit permettre, ni même suggérer, la violence ou le meurtre... à la rigueur elle peut permettre le suicide, si l'on "comprend" de manière claire que compte tenu de la situation (biologique par exemple, en cas de maladie incapacitante) l'acheminement vers la Raison qui constitue le but proposé est absolument impossible. Mais c'est, philosophiquement parlant, la seule condition où le suicide est possible (non pas autorisé, car une telle notion n'a aucun sens s'agissant de philosophie, qui n'a rien  à voir avec les idolâtries appelées religions et leur commandements ou interdictions); par contre le meurtre ne saurait en découler, puisque par définition la situation réelle d'autrui est au delà de ma compréhension certaine : je peux comprendre et juger avec certitude que compte tenu de ma vie passée la poursuite de la philosophie me sera impossible, et en tirer les conclusions en me suicidant; par contre je ne saurais formuler un tel jugement concernant autrui.

    Mais alors la question définie plus haut se pose avec toute sa force : pourquoi commet il ce meurtre ?

    Ici il me semble que la "réponse" donnée par le  film est en gros que l'essence du capitalisme moderne (anglo-saxon) est la violence et le meurtre. Daniel Plainview tue Eli parce qu'il y va de son "être réel" même, son "essence " précédée par son existence qui est toute sa vie précédente, celle que dépeint le film et qui commence trente ans avant, en 1898.

    Certes les "loups" (ceux qui réussissent, sans se poser trop de problèmes de conscience, ou disparaissent corps et biens) sont entièrement différents des "moutons" (ceux qui pour masquer leur lâcheté et leur incapacité , ou plutôt impuissance à "tout risquer sur un seul coup de dés", se réfugient derrière des commandements moraux ou religieux imaginaires). Et, comme l'a dit Nietzsche (ou Gurdjeff), le destin du loup est de manger le mouton, tout comme celui du mouton est d'être mangé par le loup... mais pourquoi le loup montrerait il cette hargne, une fois que ses "appétits" sont satisfaits ?

    C'est que l'image "animalière" trouve, comme toujours, ses limites.... jamais l'être humain ne se laissera peindre tout à fait en animal.... parce qque jamais, dans la vie humaine, les "loups" ne seront vraiment satisfaits...contrairement, peut être, aux moutons ? Mort de rireClin d'oeil

    et, en l'occurrence, le "loup" en veut aux "moutons" parce qu'il sait bien, ou plutôt parce qu'il "sent" bien, qu'ils "hériteront la terre" car eux sont les justes, et surtout eux seront toujours les plus nombreux, l'écrasante majorité, pour des raisons faciles à comprendre....et que donc les "loups" ne laisseront aucune trace dans l'histoire, dont les récits seront toujours écrits.... sinon par, en tout cas pour , les moutons !Mort de rire

    Et j'ajouterai aussi, pour en finir avec ces questions, et en bémol à ce que j'ai dit un peu plus haut, que la plus grande partie des suicides qui ont lieu dans notre monde contemporain n'ont rien à voir avec la philosophie, et sont pure violence ("les violents envers eux mêmes" comme dirait Dante).

    Je suis entièrement d'accord avec cette conclusion du film d'Anderson, et y vois son intérêt majeur....

    "There will be blood" doit être compris comme une fresque infernale d'une beauté et d'une force saisissantes, une sorte de "Divine comédie" mais qui serait limitée à l'enfer, sans les deux autres parties "purgatoire" et "paradis"...et ceci doit nous faire réfléchir, car nul doute qu'il n'y ait là aussi un dessein du réalisateur.

    C'est un film qui vient à son heure, en 2008, au moment où le "capitalisme mondialisé et globalisé" est en train de fracasser  toutes les digues qui lui opposaient une certaine résistance, encore, pour tout emporter sur son passage... la seule image que je trouve dans la littérature pour dépeindre une telle frénésie de violence et de désespoir nihiliste est celle de la fin de "La mort dans l'âme" (le dernier des trois romans des "Chemins de la liberté" de Sartre), avec ce train fou lancé à tioute allure vers l'anéantissement final.

    Et c'est aussi un film qui est loin de si situer dans une sorte d'abstraction qui serait celle de l'art, selon certains, et de sa pureté "immaculée"...Clin d'oeil

    car l'on sait que l'essor d'Hollywood, dans les années 20 et 30, est dû largement aux fortunes "pétrolières" des magnats de la côte ouest : ainsi par exemple le milliardaire Howard Hugues, dont le film "Aviator" de Martin Scorcese raconte la vie, et qui est à l'origine de nombreux films et productions de ces années là (jusque dans les années 50 encore) avait il hérité sa fortune de l'exploitation du pétrole... pétrole où la notion de "finitude" prend tout son sens, puisque nous sommes confrontés, à l'horizon de la fin du 21 ème siècle, à la "fin du pétrole"...

    doit on voir en ce film un nouvel exemple du fait que "là ou se situe l'extrême danger, là croît aussi la plante qui sauve" (à Hollywood donc, puisque le film de Paul Thomas Anderson est aussi  un film "grand public", une superproduction) ??

    on le pourrait certes, et cette constatation prend  d'autant plus de force qu'il n'est pas vrai, cette fois, que "cette maladie n'est point à mort"...


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