• Covid-19. Macron et Philippe : incohérents en apparence, mais cohérents comme fondés de pouvoir de l’oligarchie

    • JEAN GADREY

    On a beaucoup développé le thème de l’incohérence ou de l’amateurisme des attitudes et décisions successives du pouvoir politique en France dans la période récente. Dans mon précédent billet, je citais le politiste Yves Sintomer évoquant « un mélange d’amateurisme, d’improvisation et d’arrogance ». De même, dans un intéressant blog de Médiapart intitulé (Ir)responsables et (In)compétents, un autre politiste, Christophe Bouilliaud, écrit : « Outre la médiocre sélection des élites opérée par la Macronie, celles-ci sont, de façon structurelle, « stupidement généralistes » et exonérées de leurs responsabilités ». Le macronisme est une « extraordinaire machine à promouvoir les plus médiocres parmi nos (prétendues) élites ». Les exemples pris sont convaincants, de Griveaux à Buzyn en passant par Delevoye.

    Tout cela est vrai, mais on en reste alors à un aspect en effet observable et que beaucoup ont fort justement tourné en dérision. Entre autres Frédéric Lordon dans ce billet lorsqu’il fait la liste des revirements et contradictions des discours des uns et des autres (Macron, Buzyn, Blanquer…) au fil des semaines ou des jours.

    COHÉRENCE ET CONTINUITÉ DE LEURS PRIORITÉS (1) : SAUVER LE RETOUR À LA CROISSANCE

    Mais depuis des mois, d’abord ceux consacrés à la contre-réforme des retraites, puis les dernières semaines centrées sur l’épidémie, et enfin les derniers jours avec le vote dans la nuit de samedi à dimanche du projet de « loi d’urgence sanitaire », des tendances de fond attestent d’une profonde cohérence et d’une continuité des priorités. Et ces priorités ne sont ni l’humain et la santé d’abord, ni le social d’abord, et encore moins l’écologie.

    La priorité constante et première depuis l’élection de Macron est l’économie libéralisée et sa croissance, les marchés et les cadeaux aux riches, qui priment sur la santé, la protection sociale, le bien vivre à la retraite, l’égalité et la fraternité, les droits des chômeurs et la démocratie, sans parler de l’environnement oublié. Le Président des riches, du MEDEF et des banques le reste et le restera. Certains ont pu croire un instant, en l’écoutant pérorer longuement le 12 mars, puis le 19, qu’il était devenu un ardent défenseur de l’État social : « La santé n'a pas de prix… Ce que révèle d'ores et déjà cette pandémie, c'est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre Etat-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c'est qu'il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché ».

    Deux jours auront suffi pour que chacun comprenne qu’il s’agissait du même type de « com » que la flamboyante formule de son prédécesseur à l’Élysée, en 2012 : « mon véritable adversaire, c’est le monde de la finance ». Voici trois domaines où le grand écart entre les discours fluctuants et les priorités économiques inchangées est flagrant :

    1) La santé n’a pas de prix ? Mais à côté des montants considérables annoncés pour soutenir les entreprises (38,5 milliards d’euros de reports de cotisations sociales et de taxes directes aux entreprises, une garantie de 300 milliards d’euros accordée aux futurs prêts émis et la levée des coussins de protection pour les banques, des mesures de soutien aux exportateurs pour 12 milliards d'euros), combien pour la santé et l’hôpital, plus généralement pour l’assurance maladie, qui n’ont « pas de prix » ? Deux petits milliards, et encore, arrêts de travail inclus ! (voir cet article de Lilian Alemagna : Plan d'urgence : moins de 5% pour la santé, arrêts de travail inclus).

    2) "Déléguer notre alimentation est une folie". Cette phrase, prononcée par Emmanuel Macron lors de son allocution présidentielle du 12 mars, a pu encourager le monde paysan, le temps qu’il réalise que les accords dits de libre-échange, CETA et bien d’autres, étaient toujours sur la table et vont le rester (sauf grosse mobilisation). Quand on a comme priorité la relance de l’économie telle qu’elle est et du PIB tel qu’il est, on ne va quand même pas priver « nos » grandes entreprises exportatrices de l’agro-alimentaire des marchés au loin, ni « nos » consommateurs des délices empoisonnées de biens alimentaires importés dont les prix sont plus bas en raison du dumping social et environnemental et du productivisme agricole encore plus poussé dans certains pays que chez nous !

    3) « Chacun d’entre nous doit à tout prix limiter le nombre de personnes avec qui il est en contact chaque jour. Les scientifiques le disent, c’est la priorité absolue » (19 mars). Oui, mais, pour relancer l’économie et le PIB dès qu’on le pourra, il faut continuer à travailler et pas seulement dans les secteurs qui sont vitaux dans le combat contre le virus. La députée européenne Aurore Lalucq ironise : « En temps de guerre le « chef » ne donne pas un ordre et un contre-ordre : il ne dit pas « restez chez vous » et « allez travailler ». Sauf qu’ici, le principal enjeu qui taraude le Président et ses amis c’est le redémarrage de l’économie le plus vite possible, pour que tout reprenne comme avant : la politique économique vise à « préserver la capacité de rebond de l’économie française » (Bruno Le Maire, le 16 mars).  C’est lumineusement démontré par Manuel Jardinaud et Romaric Godin dans cet article : « Covid-19 : les efforts de «guerre» ne sont pas centrés sur le sanitaire ». C’est aussi le thème de cet article de La Tribune : « Covid-19 : l'Etat tient-il un double-langage aux Français ? ».

    COHÉRENCE ET CONTINUITÉ DE LEURS PRIORITÉS (2) : AUTORITARISME ET DÉNI DE DÉMOCRATIE 

    Une autre priorité constante, liée à la précédente, et cela bien avant le virus, est l’autoritarisme, qui tourne au déni des libertés publiques fondamentales et de plus en plus souvent aux violences policières. C’était déjà le cas avec les gilets jaunes, puis lorsqu’il s’agissait de faire passer en force une réforme des retraites désavouée par l’immense majorité des gens, de réprimer les manifestants, de prévoir le recours au 49-3 avec une palanquée d’ordonnances, de lancer violemment les forces de l’ordre contre des femmes manifestant pour leurs droits, etc. C’est toujours le cas aujourd’hui avec l'article-clé sur « l'état d'urgence sanitaire » voté hier à l'Assemblée et qui permet de restreindre des libertés publiques (confinement, réquisitions) pendant deux mois. Il autorise aussi le gouvernement à prendre par ordonnances une série de mesures pour soutenir les entreprises, y compris en détricotant le droit du travail.

    Pratiquement personne ne conteste le besoin de mesures de confinement strictes – dans la situation française où on a démoli l’hôpital et privé la population de stocks de masques, de tests, de gels, de respirateurs, de lits de soins intensifs, etc. Il faut respecter ces mesures et sanctionner les dérives individualistes. Mais alors pourquoi ne pas sanctionner Amazon, Valeo, Dunlop et d’autres entreprises coupables de non-assistance à salarié.e.s en danger ?

    Le problème n’est pas dans l’exigence du confinement dans le contexte français. Il est dans le fait que, selon la formule de Gaël Giraud, ce n’est absolument pas l’État-providence (celui qui protège et qui prévoit les risques de la vie) qui est actuellement à l’œuvre dans la stratégie de Macron et Philippe. C’est l’État autoritaire, celui qui culpabilise et sanctionne les individus, médias dominants et forces de police en renfort, pour qu’on oublie qu’il enjoint fermement aux chefs d’entreprises de poursuivre leur activité même lorsqu’ils ont des réticences morales ou des oppositions internes. Cet État autoritaire a en fait détruit en partie ce qui restait d’État social il y a encore vingt ans.

    Le problème est enfin que pour faire passer tout cela, ce pouvoir exige, ici comme pour les retraites, de recourir aux ordonnances dans tous les domaines pouvant être liés directement ou pas à l’urgence sanitaire, c’est-à-dire très largement, droit du travail compris. Ce qui reste de forces d’opposition au Parlement ne suffira pas à freiner ce qui ressemble à une stratégie du choc (le « capitalisme du désastre » de Naomi Klein, idée reprise le 22 mars par Clémentine Autain), mais, même dans la période actuelle, des protestations peuvent se faire entendre.

    Alors, « unité nationale » ? Évidemment, si c’est pour des causes d’intérêt général, pour la santé publique, pour donner des moyens aux soignants et aux hôpitaux, pour permettre aux PME de rebondir après la tempête et aux salariés et indépendants de bénéficier pendant quelques semaines de revenus de remplacement décents financés par l’État. Mais certainement pas pour mener la stratégie du choc qui tente aujourd’hui la Macronie.

    ANNEXE : extraits de la tribune de Clémentine Autain dans Regards, 22 mars 2020

    Mais dans le projet de loi, on découvre de curieuses mesures. L’article 7 donne la possibilité au gouvernement de prendre des ordonnances en matière économique, financière et sociale. Et là, on tombe sur cette régression sociale de grande ampleur : possibilité de caler les RTT sur la période de confinement, en dérogeant aux délais de prévenance, d’en finir avec les 35 heures ou le repos dominical. Toute une série de modifications ou dérogations, en matière de procédures collectives, de prud’hommes ou de formation professionnelle sont inclues dans le champ de ces ordonnances…

    Vous ne trouverez pas, en revanche, la possibilité pour l’État de contraindre des entreprises dont l’activité n’est pas essentielle à se mettre à l’arrêt si les conditions de protection sanitaire ne sont pas garanties… Alors hier, j’ai pensé à La stratégie du choc de Naomi Klein. Après un traumatisme collectif, une attaque terroriste, une catastrophe naturelle ou… une crise sanitaire, nous sommes dans un état de choc propice à nous laisser guider par les leaders qui prétendent nous protéger. C’est en tout cas Milton Friedman, Prix Nobel d’économie et ardent théoricien de l’ultralibéralisme, qui a défendu cette théorie, conseillant aux hommes politiques d’appliquer un traitement de choc immédiatement après une crise douloureuse. Je me suis dit que le pouvoir en place pouvait, à l’occasion de la crise du coronavirus, tenter de mettre tout le monde au pas pour avancer un cran supplémentaire dans la marche dérégulée de l’économie et la mise en pièce des droits et protections. C’est une possibilité que l’on entrevoit clairement dans le projet de loi sur les mesures d’urgence.

     

    Tout cela peut sembler loin du drame que nous traversons. Nous comptons les morts, nous lisons les témoignages effroyables sur la situation dans les hôpitaux, nous connaissons la peur, l’isolement, la tristesse… Alors la protection des droits conquis ou la démocratie, a-t-on l’idée de s’en préoccuper ? Il le faut. Ayons conscience qu’un socle de droits élevés et des processus démocratiques, ce sont nos forces pour vaincre le virus, protéger les individus, remettre sur pied la société.


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  • « Le Monde » publie la déclaration du philosophe, prononcée le 16 janvier devant les cheminots grévistes de la gare de Vaugirard.

     

    « Les puissants ne veulent plus d’une retraite qui soit le produit d’une solidarité collective »

     

    Si je suis là aujourd’hui, c’est, bien sûr, pour affirmer un soutien total à une lutte exemplaire, mais aussi pour dire en quelques mots pourquoi elle me semble exemplaire.

    J’ai passé un certain nombre d’années de ma vie à étudier l’histoire du mouvement ouvrier et ça m’a montré une chose essentielle : ce qu’on appelle les acquis sociaux, c’est bien plus que des avantages acquis par des groupes particuliers, c’était l’organisation d’un monde collectif régi par la solidarité.

    Qu’est-ce que c’est que ce régime spécial des cheminots qu’on nous présente comme un privilège archaïque ? C’était un élément d’une organisation d’un monde commun où les choses essentielles pour la vie de tous devaient être la propriété de tous. Les chemins de fer, cela appartenait à la collectivité. Et cette possession collective, elle était gérée aussi par une collectivité de travailleurs qui se sentaient engagés vis-à-vis de cette communauté ; des travailleurs pour qui la retraite de chacun était le produit de la solidarité d’un collectif concret.

    Démolir pièce à pièce

    C’est cette réalité concrète du collectif solidaire dont les puissants de notre monde ne veulent plus. C’est cet édifice qu’ils ont entrepris de démolir pièce à pièce. Ce qu’ils veulent, c’est qu’il n’y ait plus de propriété collective, plus de collectifs de travailleurs, plus de solidarité qui parte d’en bas. Ils veulent qu’il n’y ait plus que des individus, possédant leur force de travail comme un petit capital qu’on fait fructifier en le louant à des plus gros. Des individus qui, en se vendant au jour le jour, accumulent pour eux-mêmes et seulement pour eux-mêmes des points, en attendant un avenir où les retraites ne seront plus fondées sur le travail mais sur le capital, c’est-à-dire sur l’exploitation et l’autoexploitation.

    C’est pour ça que la réforme des retraites est pour eux si décisive, que c’est beaucoup plus qu’une question concrète de financement. C’est une question de principe. La retraite, c’est comment du temps de travail produit du temps de vie et comment chacun de nous est lié à un monde collectif. Toute la question est de savoir ce qui opère ce lien : la solidarité ou l’intérêt privé. Démolir le système des retraites fondé sur la lutte collective et l’organisation solidaire, c’est pour nos gouvernants la victoire décisive. Deux fois déjà ils ont lancé toutes leurs forces dans cette bataille et ils ont perdu. Il faut tout faire aujourd’hui pour qu’ils perdent une troisième fois et que ça leur fasse passer définitivement le goût de cette bataille.


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  • Jean-Luc Porquet, Le Canard Enchaîné, 15/01/2020


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  • https://www.lepotcommun.fr/pot/solidarite-financiere


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