Un corps vivant, gluant
MAM
N'est-ce
pas saint Thomas qui introduisait dans sa foi une forme paradoxale de
scepticisme ? Je crois ce que je vois. Pas question de croire
aveuglément... Il y aurait, d'une certaine façon, plus de vérité dans
la matérialité objective d'un corps ou dans la manifestation d'un
phénomène que dans l'esprit du sujet. Il est pourtant des événements
dont la visibilité objective reste indéniable mais qu'on ne voit pas,
des événements qui échappent à notre œil et lui demeurent invisibles.
La question n'est plus de croire, puisqu'on ne voit pas ! Il en est
ainsi, d'une certaine façon, des flaques de peinture que produit Miguel
Angel Molina : un pâté gît sur le siège du tabouret, une matière
épaisse et gluante enduit la poignée de porte, une flaque obscure se
répand sur le dallage blanc, une autre dégouline le long des marches...
Nous pourrions passer à coté sans y prêter la moindre attention, sans
les voir.
Marcher
dedans, y coller la main ou les fesses et voilà que brutalement l'objet
apparaît, d'abord au corps qu'il agresse, puis enfin au regard qui
cherche l'alternative. Cette matière se soustrait encore à toute
contemplation esthétique. L'approche la plus probante et excitante de
l'œuvre de Miguel Angel Molina procède inévitablement d'un accident, du
moins d'un événement qu'on supposerait accidentel, encore qu'il n'en
soit rien. Il relève du piège, d'une forme de terrorisme intellectuel
qui renouvelle, au cœur même d'une logique picturale, le geste
duchampien inauguré avec le ready-made. La peinture colle aux mains ;
elle s'accroche au pantalon ou à la chaussure. La voilà qui dérange,
qui agresse, pris au dépourvu que nous sommes, faute d'avoir pu
anticiper. La voilà qui souille, parce qu'elle enduit celui qui n'est
plus un simple spectateur, mais désormais une victime, comme on le dit
d'une personne qui vient d'avoir un accident. Ca lui est tombé dessus,
comme ça, sans raison.
L'œuvre
de Miguel Angel Molina propose de jeter le regard sur la matière et
d'aborder enfin sa corporalité dans sa chair, et non plus comme seul
travestissement. Cette chair évidente, et pourtant invisible et
transparente, jusqu'alors. Invisible, parce que le regard flatté par
l'image s'enlise dans sa profondeur. Il en manque la surface, celle du
miroir qui relie de façon active et présente celui qui regarde à ce qui
est vu. Or, ce qui est vu appartient à une réalité autre. Transparente
enfin, parce que le tableau fut tôt investi d'une fonction symbolique
qui consiste à relier deux mondes différents, un peu comme une fenêtre
ouverte relie l'espace intérieur au paysage qui se déploie au-delà.
La
subversion de Lucio Fontana tient d'avoir su creuser ce paradoxe de
l'invisible : fendre ou déchirer la surface de la toile pour, si ce
n'est sonder sa profondeur, tout au moins en accuser aussi bien
l'existence que l'épaisseur matérielle, tout en approfondissant la
relation romantique à l'image, à travers sa propre absence. Demeurait
alors, d'une certaine façon, ce qui est et ce qui n'est pas. Fontana
mit à jour, non seulement une autre réalité tangible du tableau, mais
également le processus alchimique de sublimation qui déterminait toute
une histoire de la peinture.
Et
la transparence ? Les corps qui ont cette propriété sont ceux qui
laissent passer la lumière. Ce sont des corps dont on voit au travers,
dont on voit ce qui est derrière. Il existe donc, au moins trois plans
distincts : celui en avant où se situe celui qui regarde, celui en
arrière, en profondeur, où se situe ce qui est regardé et enfin le plan
intermédiaire - celui de la vitre - qui est la condition nécessaire du
voir. La fenêtre albertienne en constitue un exemple évident, de même,
les petits cadres dorés que les nobles précurseurs de l'itinérance
touristique promenaient sur l'horizon, recadrant le monde afin de
retrouver, grâce à cet habile artifice, les œuvres des peintres de
renom, une peinture d'Andréa Del Sarto ici, là, les arbres d'un
Giorgione... Aucun d'entre eux n'ignorait cependant que les tableaux
des maîtres cités étaient composés en atelier et non peints d'après
nature. Il ne s'agissait donc pas de restituer, mais bien de
transfigurer le banal pour pouvoir voir.
Près de trois siècles plus tard, avec l'œuvre Quatre panneaux de verre,
Gehard Richter projette les mécanismes perceptifs tout contre la
réalité de l'image. Cette surface vitrée devient le lieu même où
s'articule l'espace en termes de surfaces et réciproquement les
surfaces en termes d'espace. Toutefois, cette réciprocité n'a de valeur
que conceptuelle, puisque entre l'objet vu puis peint et l'objet peint
vu, s'opère toute la magie illusionniste de l'image : à savoir une
présence en creux.
D'une
certaine façon, ces attitudes artistiques sont fondées sur un examen
analytique en termes critiques de toute une conception trompe l'œil de
la peinture. Miguel Angel Molina a su s'en faire l'héritier. Accorder à
la radicalité de ses flaques une valeur de tabula rasa, ce serait, en
plus d'être trompeur, sous-estimer toute la créativité de son geste,
dont on découvre des prémices dans l'histoire de la peinture, dès lors
qu'on se prête à l'examen.
Les
critiques acerbes du XVIII° et XIX° siècles n'ont pas manqué de
fustiger avec un mépris sans retenue, les œuvres qui laissaient
apparaître la moindre touche de pinceau. Elles sont pourtant
l'expression symptomatique et grandissante d'une tendance qui allait
libérer, peu à peu, la matière de la représentation. Ces virulentes
attaques manifestent bien l'émergence subversive et la brutalité
fondamentale de cette rupture. La touche rendue visible n'est plus
bornée à illustrer, à représenter et à concourir à l'historia. Peu à
peu, elle se soustrait à l'estompage. Elle ne participe plus à une
unité globale qui la dissout dans son achèvement. Elle se rend autonome
et porte en elle - au cœur de sa matérialité - sa vigueur expressive.
Elle se fait présence. C'est-à-dire qu'elle introduit une forme de
contingence. Elle introduit ainsi la chair et son immanence
putrescible, de Delacroix à Franz Kline. Les fragments de bois
qu'insère dans ses tableaux Picasso, ou encore les papiers d'emballage
de chocolat de Schwitters ne renvoient à rien d'autre qu'à leur
présence matérielle, qui participe d'une attitude iconoclaste. La
connotation s'évide au profit du seul dénoté et vole en éclats toute
une tradition picturale qui repose sur la figure unique. Cette
atomisation profite très directement à chaque élément qui, jusqu'alors,
n'était jamais pensé sous un aspect organique.
Les
années passant, les bandes noires du jeune Frank Stella, pour ne citer
que ses oeuvres, ont entamé les valeurs existentialistes qui
s'accrochaient avec ténacité aux taches que projetaient les peintres
expressionnistes abstraits sur leurs larges toiles. La bande de Stella
est à la fois son propre concept et sa seule finalité. Peu à peu, la
peinture cessait de renvoyer à un « autre chose », à un au-delà
pourtant devenu métaphysique avec Matta ou chamanique avec Pollock...
Les exemples pourraient être multipliés, creusés, étoffés. Cependant
notre propos ne vise pas à établir comment évolue la peinture abstraite
de la seconde moitié des années quarante à nos jours, mais bien de
démontrer qu'elle s'est longtemps trouvée investie de valeurs qui
renvoyaient à un « autre-chose ». Autrement dit, la peinture abstraite
n'est pas une alternative évidente à la crise du sujet qui bouleverse
l'émancipation de la touche face à la représentation. On observe le
plus souvent, un glissement du sujet de la représentation à l'action
même de peindre, plutôt qu'une dissolution complète de celui-ci. Les
expériences du groupe de peintres japonais du Gutaï se distinguent
comme une expression paroxystique de cette orientation. La trace de
pinceau, la flaque jetée sur la toile procèdent du vestige d'une
action. Elles sont l'enregistrement d'une expérience parfois éclairée
ou considérée comme mystique, parfois le vestige d'une pulsion
désespérée... Quoi qu'il en soit, la peinture demeure assujettie à
faire signe.
Avec Miguel Angel
Molina, il s'agit de placer son regard au creux de la fente
qu'entrouvre Fontana, non pas pour observer ce qui se produit, mais
bien pour en prendre plein la vue. Epaisse, molle et visqueuse, la
peinture s'épanche et se déverse. Nous voilà surpris, entachés, à déjà
vouloir nous débarrasser de cette matière intrusive qui manifestement
nous colle aux yeux, maintenant aux doigts, se dépose çà et là, où on
ne l'attend pas. De ce fait, ce qui frappe d'emblée dans la peinture de
Miguel Angel Molina c'est précisément le malaise qu'il y a à désigner,
non seulement cette peinture comme peinture, mais encore cette peinture
comme propriété.
Le premier paradoxe
trouve une explication simple. La peinture au cours des siècles est tôt
devenue une discipline à part entière. Parler peinture, que ce soit
pigment ou picturalité, revient au final à parler du tableau. Les
artistes n'ont cessé d'en étendre la définition. Jackson Pollock, en
peignant à même le sol, investissait la toile des quatre côtés. Morris
Louis, avec ses vielings, faisait du support un élément intégrant et
une partie déterminante de l'œuvre. Frank Stella avec ses « tableaux
sculptures » se jouait de la bordure et de la limite de l'œuvre... La
peinture déborde parfois la toile pour s'étendre en partie sur le mur,
avec Emmanuelle Villard, pour recouvrir toute la surface murale, avec
Claude Rutault ou entrer en résonance avec l'espace environnant, chez
Heidi Wood. On pourrait multiplier à souhait les exemples, tant les
cinquante dernières années auront donné lieu à des solutions innovantes
et singulières. Mais le tableau reste bel et bien présent. On pourrait
même dire que toutes ces approches licencieuses contribuent à en
enrichir et en développer le statut. Or, avec Miguel Angel Molina, on
se rend vite compte qu'on est ailleurs. Pas hors du tableau, mais
plutôt dans une problématique tout autre. Une problématique qui aurait
réalisé une scission totale et définitive avec celui-ci. Parler de
peinture revient à parler de ce qui est présent, à savoir cette matière
gluante et colorée, sans cadre ni support. Encore que parler de
l'absence de cadre et de support, suppose qu'on soit encore dans une
logique de tableau. L'esprit résiste parfois !
Cette
matière épaisse, opaque, parfois monochromatique, parfois bigarrée, se
répand à la surface des choses, recouvrant en partie le monde qui nous
entoure, celui que nous parcourons. Elle n'a plus rien d'une fenêtre
ouverte sur une autre dimension, ni même d'une surface qui nous fait
front. Elle investit notre espace quotidien, nos escaliers, nos rampes,
nos tables et les objets qui les habitent. Ces flaques ne sont jamais
seules et isolées. Comme si elles le pouvaient d'ailleurs ! Elles
apparaissent en confrontation avec notre environnement, que ce soit en
recouvrant le parquet, la moquette ou en s'étirant sous le lit. La
tension qui découle de cette rencontre surprenante est d'autant plus
sensible que ce matériau semble malléable parce qu'informe.
Relativement fluide, il s'écrase sous la seule force de l'attraction
terrestre. Il s'écoule selon l'inclinaison imperceptible des sols et
des surfaces. Cette matière picturale colore les étendues et les
obstacles qu'elle recouvre et, de ce fait, dénature notre appropriation
de l'espace. Le livre souillé n'est plus nôtre. Au fond, il n'est plus
vraiment. Le voici en partie digéré, détruit et transformé par cet
étrange magma.
Lorsque Miguel Angel
Molina dit de sa peinture qu'elle est tactile, cela ne suppose pas
qu'elle se découvre plus avec la main qu'avec le regard, d'autant
qu'elle est colorée, parfois marbrée. Elle recèle des qualités
visuelles indéniables. Dire que cette peinture est tactile, c'est
revendiquer qu'elle n'est plus une relation distanciée, qu'elle ne fait
plus signe, mais bien qu'elle est. On pourrait se laisser à penser que
c'est une remarque anecdotique. Pourtant, au regard de l'éthologie, il
n'en est rien. Chacun dispose d'un espace qui lui est propre. Si une
personne inconnue en franchit la frontière, cela peut occasionner une
sensation de gêne. Si elle vous touche, l'excitation s'intensifie, la
température du corps monte... On retrouve cette relation à l'espace
personnel et au contact dans de nombreux arts martiaux. Il existe tout
un langage non verbal, un langage du corps. Accepter de toucher ou
d'être touché n'a donc rien d'innocent, ni même rien d'anodin.
Dire
encore de cette peinture qu'elle est tactile, c'est redoubler sa
présence par la confirmation d'un second sens. Non seulement je la
vois, mais je la touche également. Elle est donc bien là et pas
ailleurs ! Elle est ; mes sens le confirment. Enfin, dire de cette
peinture qu'elle est tactile, c'est suggérer qu'elle s'éprouve avec le
corps, qu'elle implique le corps de celui qui l'appréhende. Celui-ci
n'est plus vraiment un « spectateur », encore moins un « regardeur ».
La confrontation qui naît de la relation sensuelle du corps à cette
matière est encore plus évidente dans les photographies où l'artiste
met en scène à la fois l'adhérence et la résistance de l'un à l'autre.
Désormais la peinture existe pour ce qu'elle est : une présence
évidente. Une présence muette. Elle est là, voilà tout, recouvrante,
éventuellement collante, en tout cas : colorante.
Cette
peinture ne met rien en représentation et ne renvoie pas davantage à
son auteur, puisqu'elle n'est le vestige d'aucune action. Aucune trace,
aucune empreinte n'en est décelable. On arrive face à cette flaque
silencieuse comme en retard. Un peu comme si sa genèse s'était dissoute
et le sens (s'il y a) évaporé. Nulle intention ou nul concept ne
viendrait la modeler pour lui donner forme ou intention. Nous voilà
face à de l'informe dont l'ontogenèse nous échapperait. Nous voilà
devant un objet dont nous n'avons pas le concept mais qui existe
pourtant bel et bien, autrement dit quelque chose de sauvage.
Bien
évidemment, une fois que l'objet est vu, voici l'esprit qui se met à
croire. Il le modèle à sa manière pour lui donner une saveur visible
nouvelle, pour le domestiquer ou le dompter. La première attitude de
cette volonté farouche à donner du sens consiste à ancrer dans le
visible nos références. Autrement dit, à voir ce qu'on croit. « C'est
un accident voilà tout ! ». Comme une fuite de radiateur, ici. Là,
comme si une bouteille venait de s'écraser au sol en libérant tout son
contenu dans un fracas embarrassant. La mare s'étend. Une flaque noire
sous le lit ! Comment ne pas penser à ces taches d'huile qui s'étirent
sous les carrosseries de voitures ? Il y a aussi toutes ces images que
nous avons tous en tête, pour les avoir vues en boucle aux journaux
télévisés, parmi lesquelles, une flaque de sang à demi-coagulée sur
l'asphalte qui témoigne de toute l'horreur d'un drame. Il s'agit
néanmoins d'analogies, dont l'intérêt réside précisément dans le «
comme si » qui les accompagne. Parce que chez Miguel Angel Molina, il
n'y a pas d'éclat de verre, pas de cadavre, aucun vestige qui vienne
corroborer l'hypothèse qui permette la reconstitution du drame et
apporte un peu de compréhension.
La
seconde attitude consiste à déceler in-situ des indices narratifs. Il
s'agit inévitablement de projections fantasmatiques qui accordent un
semblant de narration, au travers duquel, l'empâtement de matière vient
s'articuler avec l'espace ou l'objet qu'il rencontre. Cette flaque
assombrie, qui s'étale sur le carrelage clair, provient-elle du
radiateur blanchâtre ou est-ce une liquéfaction soudaine de la paroi
murale dont elle partage la teinte ? Miguel Angel Molina exploite très
volontairement nos propres anticipations, mais il les contrarie de
sorte qu'au final, l'ambiguïté étouffe toute certitude. Par analogie,
on peut rapprocher cette matière picturale, qui procède par
recouvrement, de cette chose informe et monstrueuse qui dévore tout sur
son passage dans le film de série B, the Blob1. L'une et l'autre
désignent au fond la même entité : le corps sauvage avec ses pulsions
primales inscrites dans sa chair, cette part d'ombre, cet inconscient
ténébreux, à ceci près, que Miguel Angel Molina s'est débarrassé de
toute forme de connotation qui l'inscrirait inévitablement dans
l'interdit ou le cauchemardesque. Ainsi l'effroi se dissipe ; au pire,
il se mue en une anxiété qui, face à l'inconnu, génère un désir de
connaissance.
La matière pour
elle-même libérée du contenu, enfin libérée de l'astreinte à une
quelconque autorité formaliste, la voici dans sa totale sauvagerie.
L'erreur, l'échec et l'accident, tous ces indices sont passés sous
silence et mis à la corbeille pour oublier. Ainsi, l'esprit est
souverain. Son désir de maîtrise le pousse à renier le corps et la
matière, jugés trop ingrats. Pourtant, certains jouaient déjà les
apprentis sorciers. Bravant les tabous, ils recouraient au hasard pour
forcer l'imagination. Il y a bien les accidents volontaires, ceux
provoqués à coups de projections d'éponge, chez Botticelli et bien
d'autres encore. Alexander Cozens développait une méthode qui
consistait à froisser des feuilles de papier recouvertes de taches
d'encre, pour laisser émerger à son regard sfumateux des paysages plus
complexes, plus harmonieux. Et Dada alors !? Plus tard encore, dans les
années trente, Siquieros avait ouvert un atelier où déjà le fleuron de
l'expressionnisme abstrait, encore juvénile, venait sonder les mystères
de l'aléatoire et de l'accident, auxquels on prêtait un nécessaire
contrôle pour ultime caution morale. André Breton et l'ensemble des
surréalistes, affiliés ou dissidents, exploraient aussi le côté obscur
de la Force. Ils souhaitaient mettre à jour l'inconscient. Il fallait
pour cela redoubler d'inventivité et découvrir des procédés picturaux
(mais pas seulement) adéquates : les cadavres exquis, l'automatisme
psychique...
Si l'on flirtait avec
les ténèbres, on s'imposait des retenues qu'on espérait salutaires.
C'est bel et bien significatif de toute la subversion qu'il y a à
explorer ainsi ce corps refoulé. Les balustres de sécurité ou les
bouées de secours sont permanentes, à commencer par l'effet de style
qui concourt à l'harmonie globale de l'œuvre, dont au final, toute
trace ou recours à un procédé « sauvage » s'en trouve gommé ou plutôt
intégré avec une impérieuse perfection. Le registre peut participer de
cette sécurisation, dès lors que le procédé mécanique s'inscrit dans le
ludique ou la boutade. Enfin, André Breton, au nom du surréalisme, a
rejeté une abstraction résolument radicale, insistant sur la nécessité
de retrouver une imagerie. C'est d'ailleurs l'une des ruptures
fondamentales avec les jeunes peintres américains qui souhaitaient
aller plus en profondeur, parce qu'ils nourrissaient un désir
grandissant d'abîmer l'image. Le recours à l'accident était davantage
assumé, même s'il demeurait « contrôlé ». Jackson Pollock affirmait
qu'il savait, dans une large mesure, quel serait le résultat final du
tableau, lorsqu'il entamait sa toile de ses larges projections de
filets de peintures, un instant suspendus...
Miguel
Angel Molina a compris tôt l'intérêt qu'il y avait dans une peinture
manquée. Il choisit alors d'examiner les échecs et de tirer au clair le
sens du rejet qui leur est opposé. Le ratage est une insécurité
permanente. Cette expérience d'une confrontation partiellement
symbolisée menace celui qui l'a vécue d'être assailli par des émotions
ou d'autres états du corps, qu'il peine à identifier et à relier à sa
propre vie. L'accident et la maladresse introduisent une expérience
concrète de la réalité. Là, l'ego se heurte à la matière. Là, il n'y
trouve pas le terreau propice à son auto-satisfaction. Précisément,
cette matière prend le dessus, l'entache et renverse sans équivoque le
rapport de force traditionnel.
Le
tableau se présente habituellement comme une alternative à la
destruction, à la perte et l'absence qu'elle suppose. C'est, en somme,
une alternative à la putréfaction. Il sublime ce corps qui est promis à
se dégrader. Il devient ce corps sublimé. Or, si le tableau se déploie
dans l'espace, il est avant tout, d'un point de vue ontologique, une
affaire de temporalité. Il procède du rituel. Il marque, comme il
séquence le temps, alors même qu'il en est, de par son intention, la
négation. Le cycle devient la fin de la fin. Il y a dans la peinture - et la peinture abstraite ne s'y soustrait pas - un désir d'extraire du
vivant certains aspects, pour les rendre éternels. De l'idéalisme du
sujet peint, à l'héroïsme du sujet peignant, cela procède toujours
d'une apothéose sublime. Elle transpire cette somatophobie, ce désir
d'arracher le corps de l'homme à la nature. Notre culture n'a eu de
cesse de séparer l'âme de ce qu'elle a conçu comme un réceptacle
corrompu, depuis le péché originel. L'esprit se devait de le dompter.
On se prêtait même à rêver d'un esprit sans corps. La psychanalyse
aurait pu apporter un contrepoint à cette philosophie. Pourtant, elle
est devenue, peu à peu, le champ quasi exclusif de la parole, oubliant
le corps qui lui a en partie donné jour. Cette cécité de notre culture
vis-à-vis du corps demeure tenace.
En
puisant une nouvelle vigueur au cœur des échecs - et de la conception
qui détermine leur accueil - Miguel Angel Molina a su sacrifier le
désir narcissique et court-circuiter l'intention. Ainsi, sans
intention, il n'y a donc ni d'avant, ni d'après. La peinture n'est plus
l'enjeu du désir d'éternité qui se consacre à travers des valeurs aussi
diverses que l'universalité ou l'héroïsme. La voilà déchue, à terre,
parmi le commun des mortels. Il faut la parcourir, éprouver sa
temporalité. Elle n'est plus l'image transfigurée de notre moi
fantasmé. C'est au contraire, un peu comme si nous étions à notre tour
à son image. Car, comment inventer le corps ? Il est déjà là, antérieur
à tout et présent à tout moment. Même lorsque Miguel Angel Molina
introduit un effet de distanciation par l'intermédiaire de la
photographie, c'est précisément pour souligner cet aspect. Il recourt
alors à la mise en scène de son propre corps face à la matière. On
aperçoit ses pieds au cœur de la couleur. Le contact tient lieu
d'affection. Miguel Angel Molina brave le dégoût et la répugnance qui
retient notre expérience de la matérialité brute et inerte de la
peinture, c'est-à-dire dévêtue de son aura. La voici incarnée, non plus
par transsubstantiation, mais rapportée à sa chair évidente. La voici
promise à son propre processus de dégradation... Le sacrifice est
entamé ; enfin, le corps peut exister.
Lorsque
tous les aspects symboliques d'une œuvre sont évincés, lorsqu'il n'y a
plus, ni signe, ni cadre, ni présentation verticale, l'œuvre n'a plus
rien d'une quelconque imitation de la nature et celle-ci ne l'imite pas
davantage. Comment le pourrait-elle d'ailleurs, puisque l'œuvre se
borne ainsi à une présence sans logique, à une sorte de non-sens, qui
la suppose plutôt comme un produit de la nature ? Demeure la matière,
brute et évidente, fascinante et silencieuse. Elle tient sa réalité de
la confrontation au corps qui l'expérimente. Soudainement, il la
justifie. Bien sûr, il y aura ceux qui ne supporteront pas cette
effraction du réel. Ils se voileront l'esprit pour se rassurer de leurs
croyances antérieures, là où l'on manipule la matière sans doute moins
pour la comprendre que pour la taire. Les autres tenteront peut-être
l'aventure, afin de découvrir ce qui sommeille dans l'ombre du tabou ou
encore au-delà de la répugnance du contact au corps et ses fluides. Il
nous appartient d'oser caresser ou éprouver les rondeurs et les
aspérités du monde, parce qu'il ne nous est pas donné. Qu'avons nous à
y perdre ? La croyance, peut-être. Qu'avons nous à y gagner ? La
connaissance, probablement... Cette peur qui menace toute approche de
la matière, c'est, au fond, celle d'une inéluctable blessure
narcissique. « La connaissance devient la manifestation moderne du
diable. Plus nous grappillons quelques vérités, plus nous perdons le
vert paradis de nos certitudes2 ».
Olivier Beaudet
1. Chuck Russell,
The Blob, 1988, également, Irvin S. Yeaworth Jr.
The
Blob , « Danger planétaire », 1958. On le trouve aussi sous le titre
Blob, terreur sans nom (The Blob). Enfin, de Larry Hagman,
Beware ! The
Blob, 1972
2. Boris Cyrulnik,
Mémoire de singe et paroles d'homme, 1983, hachette, p. 140
Olivier Beaudet, Miguel Angel Molina : versus. Une sympathie pour le Diable, Art Présence, n° 56, octobre novembre décembre 2005
Ce texte a été écrit spécialement pour Art Présence.
iconographie : Miguel Angel Molina, Mano