• Miguel Angel Molina : versus. Une sympathie pour le Diable



    Un corps vivant, gluant

    MAM


    N'est-ce pas saint Thomas qui introduisait dans sa foi une forme paradoxale de scepticisme ? Je crois ce que je vois. Pas question de croire aveuglément... Il y aurait, d'une certaine façon, plus de vérité dans la matérialité objective d'un corps ou dans la manifestation d'un phénomène que dans l'esprit du sujet. Il est pourtant des événements dont la visibilité objective reste indéniable mais qu'on ne voit pas, des événements qui échappent à notre œil et lui demeurent invisibles. La question n'est plus de croire, puisqu'on ne voit pas ! Il en est ainsi, d'une certaine façon, des flaques de peinture que produit Miguel Angel Molina : un pâté gît sur le siège du tabouret, une matière épaisse et gluante enduit la poignée de porte, une flaque obscure se répand sur le dallage blanc, une autre dégouline le long des marches... Nous pourrions passer à coté sans y prêter la moindre attention, sans les voir.


    Marcher dedans, y coller la main ou les fesses et voilà que brutalement l'objet apparaît, d'abord au corps qu'il agresse, puis enfin au regard qui cherche l'alternative. Cette matière se soustrait encore à toute contemplation esthétique. L'approche la plus probante et excitante de l'œuvre de Miguel Angel Molina procède inévitablement d'un accident, du moins d'un événement qu'on supposerait accidentel, encore qu'il n'en soit rien. Il relève du piège, d'une forme de terrorisme intellectuel qui renouvelle, au cœur même d'une logique picturale, le geste duchampien inauguré avec le ready-made. La peinture colle aux mains ; elle s'accroche au pantalon ou à la chaussure. La voilà qui dérange, qui agresse, pris au dépourvu que nous sommes, faute d'avoir pu anticiper. La voilà qui souille, parce qu'elle enduit celui qui n'est plus un simple spectateur, mais désormais une victime, comme on le dit d'une personne qui vient d'avoir un accident. Ca lui est tombé dessus, comme ça, sans raison.


    L'œuvre de Miguel Angel Molina propose de jeter le regard sur la matière et d'aborder enfin sa corporalité dans sa chair, et non plus comme seul travestissement. Cette chair évidente, et pourtant invisible et transparente, jusqu'alors. Invisible, parce que le regard flatté par l'image s'enlise dans sa profondeur. Il en manque la surface, celle du miroir qui relie de façon active et présente celui qui regarde à ce qui est vu. Or, ce qui est vu appartient à une réalité autre. Transparente enfin, parce que le tableau fut tôt investi d'une fonction symbolique qui consiste à relier deux mondes différents, un peu comme une fenêtre ouverte relie l'espace intérieur au paysage qui se déploie au-delà.


    La subversion de Lucio Fontana tient d'avoir su creuser ce paradoxe de l'invisible : fendre ou déchirer la surface de la toile pour, si ce n'est sonder sa profondeur, tout au moins en accuser aussi bien l'existence que l'épaisseur matérielle, tout en approfondissant la relation romantique à l'image, à travers sa propre absence. Demeurait alors, d'une certaine façon, ce qui est et ce qui n'est pas. Fontana mit à jour, non seulement une autre réalité tangible du tableau, mais également le processus alchimique de sublimation qui déterminait toute une histoire de la peinture.


    Et la transparence ? Les corps qui ont cette propriété sont ceux qui laissent passer la lumière. Ce sont des corps dont on voit au travers, dont on voit ce qui est derrière. Il existe donc, au moins trois plans distincts : celui en avant où se situe celui qui regarde, celui en arrière, en profondeur, où se situe ce qui est regardé et enfin le plan intermédiaire - celui de la vitre - qui est la condition nécessaire du voir. La fenêtre albertienne en constitue un exemple évident, de même, les petits cadres dorés que les nobles précurseurs de l'itinérance touristique promenaient sur l'horizon, recadrant le monde afin de retrouver, grâce à cet habile artifice, les œuvres des peintres de renom, une peinture d'Andréa Del Sarto ici, là, les arbres d'un Giorgione... Aucun d'entre eux n'ignorait cependant que les tableaux des maîtres cités étaient composés en atelier et non peints d'après nature. Il ne s'agissait donc pas de restituer, mais bien de transfigurer le banal pour pouvoir voir.


    Près de trois siècles plus tard, avec l'œuvre Quatre panneaux de verre, Gehard Richter projette les mécanismes perceptifs tout contre la réalité de l'image. Cette surface vitrée devient le lieu même où s'articule l'espace en termes de surfaces et réciproquement les surfaces en termes d'espace. Toutefois, cette réciprocité n'a de valeur que conceptuelle, puisque entre l'objet vu puis peint et l'objet peint vu, s'opère toute la magie illusionniste de l'image : à savoir une présence en creux.


    D'une certaine façon, ces attitudes artistiques sont fondées sur un examen analytique en termes critiques de toute une conception trompe l'œil de la peinture. Miguel Angel Molina a su s'en faire l'héritier. Accorder à la radicalité de ses flaques une valeur de tabula rasa, ce serait, en plus d'être trompeur, sous-estimer toute la créativité de son geste, dont on découvre des prémices dans l'histoire de la peinture, dès lors qu'on se prête à l'examen.


    Les critiques acerbes du XVIII° et XIX° siècles n'ont pas manqué de fustiger avec un mépris sans retenue, les œuvres qui laissaient apparaître la moindre touche de pinceau. Elles sont pourtant l'expression symptomatique et grandissante d'une tendance qui allait libérer, peu à peu, la matière de la représentation. Ces virulentes attaques manifestent bien l'émergence subversive et la brutalité fondamentale de cette rupture. La touche rendue visible n'est plus bornée à illustrer, à représenter et à concourir à l'historia. Peu à peu, elle se soustrait à l'estompage. Elle ne participe plus à une unité globale qui la dissout dans son achèvement. Elle se rend autonome et porte en elle - au cœur de sa matérialité - sa vigueur expressive. Elle se fait présence. C'est-à-dire qu'elle introduit une forme de contingence. Elle introduit ainsi la chair et son immanence putrescible, de Delacroix à Franz Kline. Les fragments de bois qu'insère dans ses tableaux Picasso, ou encore les papiers d'emballage de chocolat de Schwitters ne renvoient à rien d'autre qu'à leur présence matérielle, qui participe d'une attitude iconoclaste. La connotation s'évide au profit du seul dénoté et vole en éclats toute une tradition picturale qui repose sur la figure unique. Cette atomisation profite très directement à chaque élément qui, jusqu'alors, n'était jamais pensé sous un aspect organique.


    Les années passant, les bandes noires du jeune Frank Stella, pour ne citer que ses oeuvres, ont entamé les valeurs existentialistes qui s'accrochaient avec ténacité aux taches que projetaient les peintres expressionnistes abstraits sur leurs larges toiles. La bande de Stella est à la fois son propre concept et sa seule finalité. Peu à peu, la peinture cessait de renvoyer à un « autre chose », à un au-delà pourtant devenu métaphysique avec Matta ou chamanique avec Pollock... Les exemples pourraient être multipliés, creusés, étoffés. Cependant notre propos ne vise pas à établir comment évolue la peinture abstraite de la seconde moitié des années quarante à nos jours, mais bien de démontrer qu'elle s'est longtemps trouvée investie de valeurs qui renvoyaient à un « autre-chose ». Autrement dit, la peinture abstraite n'est pas une alternative évidente à la crise du sujet qui bouleverse l'émancipation de la touche face à la représentation. On observe le plus souvent, un glissement du sujet de la représentation à l'action même de peindre, plutôt qu'une dissolution complète de celui-ci. Les expériences du groupe de peintres japonais du Gutaï se distinguent comme une expression paroxystique de cette orientation. La trace de pinceau, la flaque jetée sur la toile procèdent du vestige d'une action. Elles sont l'enregistrement d'une expérience parfois éclairée ou considérée comme mystique, parfois le vestige d'une pulsion désespérée... Quoi qu'il en soit, la peinture demeure assujettie à faire signe.


    Avec Miguel Angel Molina, il s'agit de placer son regard au creux de la fente qu'entrouvre Fontana, non pas pour observer ce qui se produit, mais bien pour en prendre plein la vue. Epaisse, molle et visqueuse, la peinture s'épanche et se déverse. Nous voilà surpris, entachés, à déjà vouloir nous débarrasser de cette matière intrusive qui manifestement nous colle aux yeux, maintenant aux doigts, se dépose çà et là, où on ne l'attend pas. De ce fait, ce qui frappe d'emblée dans la peinture de Miguel Angel Molina c'est précisément le malaise qu'il y a à désigner, non seulement cette peinture comme peinture, mais encore cette peinture comme propriété.


    Le premier paradoxe trouve une explication simple. La peinture au cours des siècles est tôt devenue une discipline à part entière. Parler peinture, que ce soit pigment ou picturalité, revient au final à parler du tableau. Les artistes n'ont cessé d'en étendre la définition. Jackson Pollock, en peignant à même le sol, investissait la toile des quatre côtés. Morris Louis, avec ses vielings, faisait du support un élément intégrant et une partie déterminante de l'œuvre. Frank Stella avec ses « tableaux sculptures » se jouait de la bordure et de la limite de l'œuvre... La peinture déborde parfois la toile pour s'étendre en partie sur le mur, avec Emmanuelle Villard, pour recouvrir toute la surface murale, avec Claude Rutault ou entrer en résonance avec l'espace environnant, chez Heidi Wood. On pourrait multiplier à souhait les exemples, tant les cinquante dernières années auront donné lieu à des solutions innovantes et singulières. Mais le tableau reste bel et bien présent. On pourrait même dire que toutes ces approches licencieuses contribuent à en enrichir et en développer le statut. Or, avec Miguel Angel Molina, on se rend vite compte qu'on est ailleurs. Pas hors du tableau, mais plutôt dans une problématique tout autre. Une problématique qui aurait réalisé une scission totale et définitive avec celui-ci. Parler de peinture revient à parler de ce qui est présent, à savoir cette matière gluante et colorée, sans cadre ni support. Encore que parler de l'absence de cadre et de support, suppose qu'on soit encore dans une logique de tableau. L'esprit résiste parfois !


    Cette matière épaisse, opaque, parfois monochromatique, parfois bigarrée, se répand à la surface des choses, recouvrant en partie le monde qui nous entoure, celui que nous parcourons. Elle n'a plus rien d'une fenêtre ouverte sur une autre dimension, ni même d'une surface qui nous fait front. Elle investit notre espace quotidien, nos escaliers, nos rampes, nos tables et les objets qui les habitent. Ces flaques ne sont jamais seules et isolées. Comme si elles le pouvaient d'ailleurs ! Elles apparaissent en confrontation avec notre environnement, que ce soit en recouvrant le parquet, la moquette ou en s'étirant sous le lit. La tension qui découle de cette rencontre surprenante est d'autant plus sensible que ce matériau semble malléable parce qu'informe. Relativement fluide, il s'écrase sous la seule force de l'attraction terrestre. Il s'écoule selon l'inclinaison imperceptible des sols et des surfaces. Cette matière picturale colore les étendues et les obstacles qu'elle recouvre et, de ce fait, dénature notre appropriation de l'espace. Le livre souillé n'est plus nôtre. Au fond, il n'est plus vraiment. Le voici en partie digéré, détruit et transformé par cet étrange magma.


    Lorsque Miguel Angel Molina dit de sa peinture qu'elle est tactile, cela ne suppose pas qu'elle se découvre plus avec la main qu'avec le regard, d'autant qu'elle est colorée, parfois marbrée. Elle recèle des qualités visuelles indéniables. Dire que cette peinture est tactile, c'est revendiquer qu'elle n'est plus une relation distanciée, qu'elle ne fait plus signe, mais bien qu'elle est. On pourrait se laisser à penser que c'est une remarque anecdotique. Pourtant, au regard de l'éthologie, il n'en est rien. Chacun dispose d'un espace qui lui est propre. Si une personne inconnue en franchit la frontière, cela peut occasionner une sensation de gêne. Si elle vous touche, l'excitation s'intensifie, la température du corps monte... On retrouve cette relation à l'espace personnel et au contact dans de nombreux arts martiaux. Il existe tout un langage non verbal, un langage du corps. Accepter de toucher ou d'être touché n'a donc rien d'innocent, ni même rien d'anodin.


    Dire encore de cette peinture qu'elle est tactile, c'est redoubler sa présence par la confirmation d'un second sens. Non seulement je la vois, mais je la touche également. Elle est donc bien là et pas ailleurs ! Elle est ; mes sens le confirment. Enfin, dire de cette peinture qu'elle est tactile, c'est suggérer qu'elle s'éprouve avec le corps, qu'elle implique le corps de celui qui l'appréhende. Celui-ci n'est plus vraiment un « spectateur », encore moins un « regardeur ». La confrontation qui naît de la relation sensuelle du corps à cette matière est encore plus évidente dans les photographies où l'artiste met en scène à la fois l'adhérence et la résistance de l'un à l'autre. Désormais la peinture existe pour ce qu'elle est : une présence évidente. Une présence muette. Elle est là, voilà tout, recouvrante, éventuellement collante, en tout cas : colorante.


    Cette peinture ne met rien en représentation et ne renvoie pas davantage à son auteur, puisqu'elle n'est le vestige d'aucune action. Aucune trace, aucune empreinte n'en est décelable. On arrive face à cette flaque silencieuse comme en retard. Un peu comme si sa genèse s'était dissoute et le sens (s'il y a) évaporé. Nulle intention ou nul concept ne viendrait la modeler pour lui donner forme ou intention. Nous voilà face à de l'informe dont l'ontogenèse nous échapperait. Nous voilà devant un objet dont nous n'avons pas le concept mais qui existe pourtant bel et bien, autrement dit quelque chose de sauvage.


    Bien évidemment, une fois que l'objet est vu, voici l'esprit qui se met à croire. Il le modèle à sa manière pour lui donner une saveur visible nouvelle, pour le domestiquer ou le dompter. La première attitude de cette volonté farouche à donner du sens consiste à ancrer dans le visible nos références. Autrement dit, à voir ce qu'on croit. « C'est un accident voilà tout ! ». Comme une fuite de radiateur, ici. Là, comme si une bouteille venait de s'écraser au sol en libérant tout son contenu dans un fracas embarrassant. La mare s'étend. Une flaque noire sous le lit ! Comment ne pas penser à ces taches d'huile qui s'étirent sous les carrosseries de voitures ? Il y a aussi toutes ces images que nous avons tous en tête, pour les avoir vues en boucle aux journaux télévisés, parmi lesquelles, une flaque de sang à demi-coagulée sur l'asphalte qui témoigne de toute l'horreur d'un drame. Il s'agit néanmoins d'analogies, dont l'intérêt réside précisément dans le « comme si » qui les accompagne. Parce que chez Miguel Angel Molina, il n'y a pas d'éclat de verre, pas de cadavre, aucun vestige qui vienne corroborer l'hypothèse qui permette la reconstitution du drame et apporte un peu de compréhension.


    La seconde attitude consiste à déceler in-situ des indices narratifs. Il s'agit inévitablement de projections fantasmatiques qui accordent un semblant de narration, au travers duquel, l'empâtement de matière vient s'articuler avec l'espace ou l'objet qu'il rencontre. Cette flaque assombrie, qui s'étale sur le carrelage clair, provient-elle du radiateur blanchâtre ou est-ce une liquéfaction soudaine de la paroi murale dont elle partage la teinte ? Miguel Angel Molina exploite très volontairement nos propres anticipations, mais il les contrarie de sorte qu'au final, l'ambiguïté étouffe toute certitude. Par analogie, on peut rapprocher cette matière picturale, qui procède par recouvrement, de cette chose informe et monstrueuse qui dévore tout sur son passage dans le film de série B, the Blob1. L'une et l'autre désignent au fond la même entité : le corps sauvage avec ses pulsions primales inscrites dans sa chair, cette part d'ombre, cet inconscient ténébreux, à ceci près, que Miguel Angel Molina s'est débarrassé de toute forme de connotation qui l'inscrirait inévitablement dans l'interdit ou le cauchemardesque. Ainsi l'effroi se dissipe ; au pire, il se mue en une anxiété qui, face à l'inconnu, génère un désir de connaissance.


    La matière pour elle-même libérée du contenu, enfin libérée de l'astreinte à une quelconque autorité formaliste, la voici dans sa totale sauvagerie. L'erreur, l'échec et l'accident, tous ces indices sont passés sous silence et mis à la corbeille pour oublier. Ainsi, l'esprit est souverain. Son désir de maîtrise le pousse à renier le corps et la matière, jugés trop ingrats. Pourtant, certains jouaient déjà les apprentis sorciers. Bravant les tabous, ils recouraient au hasard pour forcer l'imagination. Il y a bien les accidents volontaires, ceux provoqués à coups de projections d'éponge, chez Botticelli et bien d'autres encore. Alexander Cozens développait une méthode qui consistait à froisser des feuilles de papier recouvertes de taches d'encre, pour laisser émerger à son regard sfumateux des paysages plus complexes, plus harmonieux. Et Dada alors !? Plus tard encore, dans les années trente, Siquieros avait ouvert un atelier où déjà le fleuron de l'expressionnisme abstrait, encore juvénile, venait sonder les mystères de l'aléatoire et de l'accident, auxquels on prêtait un nécessaire contrôle pour ultime caution morale. André Breton et l'ensemble des surréalistes, affiliés ou dissidents, exploraient aussi le côté obscur de la Force. Ils souhaitaient mettre à jour l'inconscient. Il fallait pour cela redoubler d'inventivité et découvrir des procédés picturaux (mais pas seulement) adéquates : les cadavres exquis, l'automatisme psychique...


    Si l'on flirtait avec les ténèbres, on s'imposait des retenues qu'on espérait salutaires. C'est bel et bien significatif de toute la subversion qu'il y a à explorer ainsi ce corps refoulé. Les balustres de sécurité ou les bouées de secours sont permanentes, à commencer par l'effet de style qui concourt à l'harmonie globale de l'œuvre, dont au final, toute trace ou recours à un procédé « sauvage » s'en trouve gommé ou plutôt intégré avec une impérieuse perfection. Le registre peut participer de cette sécurisation, dès lors que le procédé mécanique s'inscrit dans le ludique ou la boutade. Enfin, André Breton, au nom du surréalisme, a rejeté une abstraction résolument radicale, insistant sur la nécessité de retrouver une imagerie. C'est d'ailleurs l'une des ruptures fondamentales avec les jeunes peintres américains qui souhaitaient aller plus en profondeur, parce qu'ils nourrissaient un désir grandissant d'abîmer l'image. Le recours à l'accident était davantage assumé, même s'il demeurait « contrôlé ». Jackson Pollock affirmait qu'il savait, dans une large mesure, quel serait le résultat final du tableau, lorsqu'il entamait sa toile de ses larges projections de filets de peintures, un instant suspendus...


    Miguel Angel Molina a compris tôt l'intérêt qu'il y avait dans une peinture manquée. Il choisit alors d'examiner les échecs et de tirer au clair le sens du rejet qui leur est opposé. Le ratage est une insécurité permanente. Cette expérience d'une confrontation partiellement symbolisée menace celui qui l'a vécue d'être assailli par des émotions ou d'autres états du corps, qu'il peine à identifier et à relier à sa propre vie. L'accident et la maladresse introduisent une expérience concrète de la réalité. Là, l'ego se heurte à la matière. Là, il n'y trouve pas le terreau propice à son auto-satisfaction. Précisément, cette matière prend le dessus, l'entache et renverse sans équivoque le rapport de force traditionnel.


    Le tableau se présente habituellement comme une alternative à la destruction, à la perte et l'absence qu'elle suppose. C'est, en somme, une alternative à la putréfaction. Il sublime ce corps qui est promis à se dégrader. Il devient ce corps sublimé. Or, si le tableau se déploie dans l'espace, il est avant tout, d'un point de vue ontologique, une affaire de temporalité. Il procède du rituel. Il marque, comme il séquence le temps, alors même qu'il en est, de par son intention, la négation. Le cycle devient la fin de la fin. Il y a dans la peinture - et la peinture abstraite ne s'y soustrait pas - un désir d'extraire du vivant certains aspects, pour les rendre éternels. De l'idéalisme du sujet peint, à l'héroïsme du sujet peignant, cela procède toujours d'une apothéose sublime. Elle transpire cette somatophobie, ce désir d'arracher le corps de l'homme à la nature. Notre culture n'a eu de cesse de séparer l'âme de ce qu'elle a conçu comme un réceptacle corrompu, depuis le péché originel. L'esprit se devait de le dompter. On se prêtait même à rêver d'un esprit sans corps. La psychanalyse aurait pu apporter un contrepoint à cette philosophie. Pourtant, elle est devenue, peu à peu, le champ quasi exclusif de la parole, oubliant le corps qui lui a en partie donné jour. Cette cécité de notre culture vis-à-vis du corps demeure tenace.


    En puisant une nouvelle vigueur au cœur des échecs - et de la conception qui détermine leur accueil - Miguel Angel Molina a su sacrifier le désir narcissique et court-circuiter l'intention. Ainsi, sans intention, il n'y a donc ni d'avant, ni d'après. La peinture n'est plus l'enjeu du désir d'éternité qui se consacre à travers des valeurs aussi diverses que l'universalité ou l'héroïsme. La voilà déchue, à terre, parmi le commun des mortels. Il faut la parcourir, éprouver sa temporalité. Elle n'est plus l'image transfigurée de notre moi fantasmé. C'est au contraire, un peu comme si nous étions à notre tour à son image. Car, comment inventer le corps ? Il est déjà là, antérieur à tout et présent à tout moment. Même lorsque Miguel Angel Molina introduit un effet de distanciation par l'intermédiaire de la photographie, c'est précisément pour souligner cet aspect. Il recourt alors à la mise en scène de son propre corps face à la matière. On aperçoit ses pieds au cœur de la couleur. Le contact tient lieu d'affection. Miguel Angel Molina brave le dégoût et la répugnance qui retient notre expérience de la matérialité brute et inerte de la peinture, c'est-à-dire dévêtue de son aura. La voici incarnée, non plus par transsubstantiation, mais rapportée à sa chair évidente. La voici promise à son propre processus de dégradation... Le sacrifice est entamé ; enfin, le corps peut exister.


    Lorsque tous les aspects symboliques d'une œuvre sont évincés, lorsqu'il n'y a plus, ni signe, ni cadre, ni présentation verticale, l'œuvre n'a plus rien d'une quelconque imitation de la nature et celle-ci ne l'imite pas davantage. Comment le pourrait-elle d'ailleurs, puisque l'œuvre se borne ainsi à une présence sans logique, à une sorte de non-sens, qui la suppose plutôt comme un produit de la nature ? Demeure la matière, brute et évidente, fascinante et silencieuse. Elle tient sa réalité de la confrontation au corps qui l'expérimente. Soudainement, il la justifie. Bien sûr, il y aura ceux qui ne supporteront pas cette effraction du réel. Ils se voileront l'esprit pour se rassurer de leurs croyances antérieures, là où l'on manipule la matière sans doute moins pour la comprendre que pour la taire. Les autres tenteront peut-être l'aventure, afin de découvrir ce qui sommeille dans l'ombre du tabou ou encore au-delà de la répugnance du contact au corps et ses fluides. Il nous appartient d'oser caresser ou éprouver les rondeurs et les aspérités du monde, parce qu'il ne nous est pas donné. Qu'avons nous à y perdre ? La croyance, peut-être. Qu'avons nous à y gagner ? La connaissance, probablement... Cette peur qui menace toute approche de la matière, c'est, au fond, celle d'une inéluctable blessure narcissique. « La connaissance devient la manifestation moderne du diable. Plus nous grappillons quelques vérités, plus nous perdons le vert paradis de nos certitudes2 ».


    Olivier Beaudet



     


    1. Chuck Russell, The Blob, 1988, également, Irvin S. Yeaworth Jr. The Blob , « Danger planétaire », 1958. On le trouve aussi sous le titre Blob, terreur sans nom (The Blob). Enfin, de Larry Hagman, Beware ! The Blob, 1972
    2. Boris Cyrulnik, Mémoire de singe et paroles d'homme, 1983, hachette, p. 140

    Olivier Beaudet, Miguel Angel Molina : versus. Une sympathie pour le Diable, Art Présence, n° 56, octobre novembre décembre 2005
    Ce texte a été écrit spécialement pour Art Présence.

    iconographie : Miguel Angel Molina, Mano

     

     

     


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