• Etre Epicuriens aujourd'hui Par Marcel Conche

    « Etre Epicuriens aujourd'hui » : notez le pluriel. Un Epicurien, en effet, n'est jamais seul (même si ses amis sont loin de lui), car on ne peut être heureux seul. J'entends par « Epicurien », avec une majuscule, le disciple ou, comme dit Littré, le «sectateur» d'Epicure, par différence avec l'« épicurien », sans majuscule : le « voluptueux » (Littré), celui qui « ne pense qu'au plaisir » (Petit Larousse). Un certain F.-U. Wrangel a publié les Lettres intimes d'un épicurien du XVIIème siècle, le comte suédois Jean Owenstiern (éd. Chevrel, 1917). Or, ce personnage nous est décrit comme « ayant ruiné sa santé en débauches de toutes sortes », comme s'étant, en vieillissant, « enfoncé de plus en plus dans un dégoût profond de la vie », alors que le véritable Epicurien, en fait de nourriture, par exemple, « se contente de ce qui lui est strictement nécessaire et donne le surplus » (d'après un papyrus) et, loin de toute tristesse ou dégoût de vivre, sait tirer, par l'effet de sa sagesse, du simple fait de vivre, une joie constante, cela en dépit de la douleur et de la maladie (Epicure lui-même avait une mauvaise santé).
     
    S'il est très possible de vivre, aujourd'hui, selon les principes d'Epicure, cela tient d'abord au caractère de notre époque, dont on a souvent souligné la ressemblance avec celle d'Epicure. Après que la cité grecque eut perdu son rang d'Etat autonome, où l'individu se réalisait, s'épanouissait comme citoyen, il n'y eut plus que des hommes livrés à eux-mêmes, sans support moral et spirituel : l'homme ne fut plus encadré, soutenu comme il l'était dans la polis ; il devint « un numéro, comme l'homme moderne », dit Festugière. Epicure apporte le salut à des individus « déboussolés ».
     
    La clef de ce « salut » : reconstituer un authentique rapport à autrui. Car les individus ne peuvent se « sauver » - et être heureux - qu'ensemble : en brisant ensemble leur solitude. Ce qui brise la solitude ne peut être que l'amour, non cependant l'amour passionnel (que, forçant un peu la note, l'Epicurien Lucrèce abomine, non sans une nuance de misogynie qui lui est propre), mais cette forme d'amour qu'est l'amitié (philia). Or, l'amitié elle-même suppose la sagesse. Des « insensés », qui ne songent qu'à avoir plus de plaisirs, de richesses, de pouvoir ou d'honneurs, ne peuvent être de vrais amis. Regardant toujours ailleurs, ils ne sont pas capables d'une vraie attention à autrui. « Le sage ne peut être compris que par le sage », dit Sénèque, parlant en Epicurien. Or, la sagesse elle-même suppose que l'on ne reste pas dans l'ignorance de la signification de l'homme ; elle suppose donc la « droite philosophie » {prthè philosophia), celle, précisément, qu'enseigne Epicure, et qui se résume en quatre choses qu'il faut savoir : que les dieux ne se soucient pas de nous et ne sont pas à craindre ; qu'il n'y a rien à craindre dans la mort puisque, mort, l'on n'existe plus ; que les désirs vraiment naturels (la faim, la soif, le désir de protection du corps) sont aisés à satisfaire, ou que leur non-satisfaction (celle du désir sexuel s'il n'y a pas de partenaire consentant) n'est pas douloureuse (l'on peut, du reste, exténuer ce désir par le travail manuel ou le sport) ; que les douleurs présentes peuvent être contre-pesées par les souvenirs heureux. Tel est le « quadruple remède » {tetrapharma-cos) aux maux de la vie. Mais il ne suffit pas de savoir cela comme on sait une leçon apprise. Il faut en saisir la raison et le fondement à partir de la connaissance de la Vérité. Rien ne peut donc dispenser l'Epicurien de l'étude de la « science de la nature » (physiologia) : elle lui enseigne que, dans l'immensité infinie du vide, par la danse éternelle des atomes livrés aux lois du hasard, se produisent toutes choses, de sorte qu'à l'origine de toute vie humaine, il n'y a rien d'autre qu'un coup de dés.
     
    Le grand adversaire de la sagesse est la société, qui fait miroiter aux yeux des individus toute la variété possible des plaisirs (avec les délectations de la cuisine, les variantes de l'érotisme, les innovations de la mode et de l'art de plaire), et les satisfactions que donnent le pouvoir, la notoriété, les honneurs, les richesses. Il faut donc s'abstraire de la société, des tentations de la réussite sociale et de la politique. « Vis caché », conseille Epicure. Epicuriens d'aujourd'hui, nous n'allons pas nous établir dans une grande cité, mais plutôt dans un coin peu fréquenté, quelque part en Corrèze, par exemple. Un vieux château à restaurer, avec des prés et des bois, conviendrait comme demeure principale. Toutefois, les Epicuriens ne sont pas assujettis à vivre en un même lieu. Epicure avait, à Samos, à Téos, à Colophon, à Lampsaque, des amis avec qui, d'Athènes, il correspondait fréquemment. Nous communiquerions par e-mails. Cependant, il y aurait les repas rituels, une fois par mois, où, autant que possible, tous les amis se retrouveraient. A la différence de l'Académie de Platon, qui ne comprenait que des hommes (si une jeune fille se glissa dans la troupe, ce fut à la faveur d'un déguisement), les femmes étaient admises dans le Jardin d'Epicure. Ce seraient soit nos épouses, soit nos amies. Tout « libertinage » (aselgeia) serait exclu. Dans les repas, une sorte de gaîté sérieuse régnerait. Pourraient d'ailleurs être accueillis - Epicure nous y autorise - les gens d'alentour qui, sans être Epicuriens, auraient de la bienveillance envers notre communauté. Lors desdits banquets seraient évoquées, comme dans le Banquet de Platon, de grandes et capitales questions.
     
    Nous admirerions d'abord qu'il soit, en somme, plus facile de vivre en sages épicuriens, aujourd'hui, que du temps d'Epicure. Il n'y a plus de dieux à craindre, et pour cause. Nous serions athées, comme Plutarque disait qu'Epicure l'était - les dieux inoffensifs, qu'il rejetait dans les « inter-mondes », ne lui servant qu'à ne pas se dire « athée » : prudence... Quant à la mort - ce qu'il y a « après » -, plus personne ne croit aux châtiments d'outre-tombe qui pouvaient effrayer encore Grecs et Romains. La limitation des désirs résulterait de l'économie même de la communauté. Rejetant tout superflu, nous saurions nous contenter de peu. Certains d'entre nous, à l'exemple de Néoclès - le père d'Epicure -, élèveraient du bétail, feraient pousser des légumes ; d'autres gagneraient quelque argent en donnant des conférences, écrivant des articles ; quelques-uns auraient le RMI. Epicure savait, avec du pain d'orge, de l'eau et quelques olives, avoir tout le contentement possible. Nous aurions du pain de campagne et les truites des ruisseaux corréziens. Un problème pourrait naître, accordons-le, par l'effet des ruses et des caprices du « dieu » Amour. Il y aurait le charme des amies et ses effets. L'amour que l'on ne souhaitait pas naîtrait parfois, risquant de provoquer jalousie et discorde. Certes, l'amie ne se refuserait pas, sans doute, à donner du plaisir, même sans désir, simplement par amitié et bonté, Epicure et Métrodore l'ayant permis. Encore faudrait-il que ce geste soit compris dans ce qu'il aurait de généreux et de noble. Qu'un vrai sectateur d'Epicure soit capable de cette compréhension, on n'en peut douter. Reste, du « quadruple remède », le dernier élément. Ici encore apparaîtrait l'avantage de vivre aujourd'hui, où l'on connaît la morphine, et où l'euthanasie entre peu à peu dans les mœurs.
     
    Un important sujet de conversation, autour de la table du banquet, serait celui-ci : qu'en est-il, aujourd'hui, de la « physiologie » épicurienne ? Or, ici, nous admirerions combien la « science de la nature » d'Epicure est en grande affinité avec la physique et l'astrophysique modernes. Il est vrai que, depuis Galilée, les savants ont pris l'habitude de soumettre les phénomènes à un traitement mathématique. C'est qu'ils se sont faits les serviteurs du projet cartésien de nous rendre « maîtres et possesseurs de la nature ». Cet aspect de la science serait laissé de côté. Nous retiendrions seulement l'image qu'elle nous donne de l'univers, où nous ne verrions rien qui apporte un démenti à la vision d'Epicure. Dans le vide infini où, depuis un temps infini, se meuvent des atomes en nombre infini, des mondes innombrables naissent et meurent. Dira-t-on que l'univers du big bang n'a que quinze milliards d'années et que, soumis à la géométrie finitiste de Riemann, il ne s'étend pas à l'infini dans un espace euclidien ? Mais un tel univers ne correspond qu'à un monde (cosmos) d'Epicure et, tout comme il y a une infinité de tels mondes, il peut y avoir une infinité d'« univers du big bang » dans un hyperespace - ce que, du reste, certains astrophysiciens admettent. Alors, lors du repas rituel, les amis d'Epicure, tout en devisant autour de la table - et évoquant, peut-être, tel ou tel passage du Péri Phuseôs (« Sur la nature ») que l'école de Naples a restitués d'après les papyrus trouvés dans les ruines d'Herculanum -, vivent dans la pensée de l'infini.
     
    La pensée de l'infini, et du peu de chose qu'est une vie d'homme dans le temps immense de la nature, délivre l'âme des misérables passions humaines. En revanche, elle donne le sentiment vif de cette chance qu'est la vie. Dès lors, qu'est le bonheur épicurien, que le bonheur même de vivre ? Les amis, dans l'émotion de l'échange, se sentent, si riche, si complète est la minute présente, comme dépourvus d'avenir. Et c'est cela qu'Epicure appelle vivre « comme des dieux », lorsque le présent semble non plus être pris entre un passé et un avenir, mais être comme hors du temps. Les Epicuriens, des « jouisseurs » ? Non. Des « ascètes » ? Non plus ; mais des humains vivant la même vie dans le même esprit, et complices de leur mutuel bonheur. Ensemble, ils aiment méditer cette sentence du Maître : « Nous sommes nés une fois, il n'est pas possible de naître deux fois, et il faut n'être plus pour l'éternité : toi, pourtant, qui n'es pas de demain, tu ajournes la joie ; la vie périt par le délai, et chacun de nous meurt affairé. » La sagesse est décision ; elle est refus d'« ajourner la joie ». Mais il faut ajouter : décision non d'un seulement, ou de plusieurs séparément, mais à la fois de tous et de chacun - grâce à quoi la communauté a une âme, c'est-à-dire un unique rayonnement. Parce que cette phïlia, dont Péguy a pu dire qu'elle est « plus rare que l'amour », retient les adeptes par un charme invincible, on n'a pas d'exemple qu'un disciple d'Epicure lui soit devenu infidèle, et on n'en aura pas d'exemple, aujourd'hui non plus.

  • Commentaires

    1
    Mercredi 19 Septembre 2007 à 13:43
    manifeste pour un épicurisme moderne
    Fabuleux manifeste! Intéressant de voir aussi que le contexte social (désenchantement du monde avec le recul de la religion officielle, recul de l'Etat protecteur) est le même à l'époque d'Epicure qu'au jourd'hui! Cette similitude rendrait alors propice un retour en fanfare de l'épicurisme! Trouvons-nous un lieu en pleinde campagne où se retrouver régulièrement et utilisons à souhait Internet pour philosopher à distance!
    2
    Mercredi 19 Septembre 2007 à 17:16
    communauté et solidarité
    Quelques réserves: 1) l'auteur prône la communauté coupée du monde et le détachement de toute politique. Mais propose comme idée pour certains de vivre du RMI. Comment concilier le refus d'appartenir à un corps politique chapeauté par un Etat si c'est pour profiter sans compensation des prestations sociales ad aeternam? Sauf à considérer que le paiement d'un impôt foncier et d'une taxe d'habitaion sur le château en Corrèze sont des gages suffisants de sa solidarité à l'Etat. 2) ok pour ne pas faire de la politique, dans ce cas il faut faire diminuer la souffrance que subit autrui par le biais associatif. L'auteur n'en parle pas mais l'engagement associatif doit être largement encouragé. Bien que même là, il soit difficile de se couper du monde politique, tant les assoc ont besoin de subventions...Comme dans le premier point, je plaide pour un apolitisme respectueux de l'Etat, quel que soit son bord poltique (à partir du moment où il reste démocratique et n'empêche pas un mode de vie épicurien)
    3
    Mercredi 19 Septembre 2007 à 17:20
    de l'apolitisme
    Du reste, l'apolitisme ne dispense pas d'aller voter: autant participer même en votant blanc au choix de la couleur de l'Etat: même si on a besoin que d'influer sur le montant de l'impôt foncier du château corrézien, autant le faire: un épicurien ne doit-il pas prendre en main sa vie et son destin?
    4
    paul
    Mercredi 19 Septembre 2007 à 17:28
    politique
    l'epoque actuelle connait des similitudes avec celle d'epicure mais la situation politique est quand meme différente. Aujourd'hui notre situation est quand meme plus stable qu'au 3e siecle avant JC (guerre des diadoques etc... )et peut etre que si epicure vivait de nos jours, peut etre changerait-il d'avis par rapport a la politique. C'est un bon theme de debat au cours de diner épicuriens en communauté dans notre chateau de Correze.
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