• DETRAS – Stéphane Joval

    Présentation de l'exposition

              Le projet de ce reportage est né de désirs et de rencontres, désirs de montrer une réalité refoulée par les habitants d'une ville, Cali en Colombie, où j'habite depuis deux ans, et de rencontres, d'abord avec la sociologue Natalia Suarez, correspondante de France Culture et spécialiste de la Colombie, puis avec le Centre Culturel et Social Melendez, « La Casa Cultural Tejiendo Sororidades », sa présidente Julieth Tamayo Gutiérrez et toutes les assistantes sociales travaillant dans le Centre. J'ai rencontré grâce à la générosité de ces personnes les habitants des quartiers entourant le « Batallon », la base militaire, de Cali : Melendez, Jordan, Polvorines, Mandarinos, Algarrobos, Arbolada, Brisa de las Palmas, Prados del Sur, Lourdes, Los Chorros, Napoles, La Academia, Mario Correa... au total plus de quinze quartiers dont certains qui ne sont pas reconnus par la Municipalité, oubliés volontairement car se développant de manière anarchique depuis plusieurs dizaines d'années au fil des vagues de déplacés, les populations rurales obligées de fuir le conflit armé qui perdure dans tout le pays et particulièrement dans la Valle del Cauca.
            J'ai pu aller quasiment partout, toujours entouré « parce qu'ici c'est dangereux », aller chez les gens, me promener avec eux, discuter avec eux. Ils m'ont fait confiance et m'ont parlé de leur résignation, de leurs doutes, de ce qui les menace et de tout ce qui altère leur quotidien. Plusieurs mois de travail au total et beaucoup de préparation, de rencontres. La prise de vue s'est faite du mois de février au mois de juin 2005. Durant cette période, plusieurs dizaines de visites, de rendez-vous pris, annulés, repoussés, de visites furtives ou au contraire prolongées. Je n'étais jamais seul car la violence est manifeste dans ces quartiers, une fusillade a fait quatre morts devant la « Casa Cultural » qui m'avait pris sous sa garde juste à la fin du reportage... A chaque fois que je partais faire des prises de vue ou à un rendez-vous, les personnes qui m'accompagnaient faisaient devant moi un signe de croix et me disaient « Que Dios nos bendiga », que Dieu nous bénisse. Très souvent, je n'ai pas pu réaliser les photographies que j'aurai souhaité faire, celles des gangs par exemple ou celles montrant les militaires sur leur mirador pointant leur arme d'une main et fumant une cigarette de l'autre. La « Comuna 18 » qui regroupe l'ensemble de ces quartiers compte plus de 100 000 personnes et s'étale sur une partie importante de la ville, au sud de Cali. Au cœur de ce territoire, il y a la base militaire, « El Batallon », base stratégique et importante qui regroupe un nombre important d'hommes. Lors d'une de mes visites, vers Prados del Sur, alors que j'avais pris des militaires de loin mais de manière trop évidente, j'ai été arrêté, amené en camion, escorté par une quinzaine d'hommes et interrogé dans la base sur mes activités. Mes pellicules ont été développées, j'ai du attendre, répondre aux questions, faire venir des responsables que je connaissais et finalement quitter ces militaires qui travaillaient comme l'indiquait la pancarte fixée sur la porte, au « Bureau de l'intelligence »... 
     
     Malgré cela et les difficultés de photographier dans la rue (tout ici est suspect, photographier quelqu'un, c'est peut-être montrer quelqu'un qui est recherché, photographier une maison, c'est peut-être montrer celle qu'il ne faut pas voir, plusieurs colombiens me l'ont fait comprendre et parfois plusieurs heures après la prise de vue, parfois même alors que j'avais changé de quartier ...) j'ai continué pourtant, appuyé par des hommes et des femmes qui voulaient que quelqu'un témoigne de tout cela, que quelqu'un rende compte dans les médias de leur vie, qu'on montre qu'ils existent. Un habitant de Cali connaît à peu prés 30% de sa ville, ne va et ne fréquente que 30% de sa ville, le reste étant écarté parce que trop dangereux, potentiellement dangereux et trop problématique à voir, à résoudre. 
     
     Il s'agissait donc d'abord pour moi non seulement d'être à la hauteur de la confiance qui m'était accordée mais aussi de toucher et de montrer aux Colombiens et  Caleños eux-mêmes leur ville et une partie de leur réalité pour qu'elle soit vue en face et changée. Il s'agissait aussi de témoigner de la misère et des conséquences de la guerilla en Colombie, de la situation des déplacés, des femmes rejetées, de la violence, de la peur présente partout et altérant radicalement le quotidien, la manière de faire, de se déplacer, de parler, de témoigner ou bien souvent de ne rien faire, de ne pas se déplacer, de ne pas parler et de ne pas témoigner. Il s'agit aussi de montrer la nécessité du travail réalisé par ce type de structure, « Casa Cultural Tejiendo Sororidades » ayant le statut d'ONG et de faire en sorte qu'il soit développé, reconnu et aidé par les autorités politiques. Comment faire vivre une famille au quotidien et s'occuper des enfants lorsqu'il n'y a rien ? Comment faire reculer l'individualisme de la société colombienne et créer un espace de parole libre et ouvert ? Là, la nécessité d'agir contre la pauvreté, le racisme et la situation des déplacés est fondamentale. Dans cette partie du monde, les gens ont faim, les gens survivent au jour le jour comme ils peuvent, en regardant la plaine, la partie de la ville qui vit. A l'occasion de ces prises de vue, j'ai rencontré des gens qui changent les choses, des gens qui disent ce qu'ils pensent et d'autres, qui gardent les mains ouvertes, démunis, d'autres encore qui refusent la photo, par peur. J'espère que ces images ne les trahissent pas et que ce reportage est l'occasion pour eux d'être entendus.
     
       Ce reportage a été montré en Colombie à deux reprises, lors du Festival International de la Photographie en Colombie (« PHOTOCALI2005») et dans les quartiers où il a été fait (« PERCUSION Y BARRIO », 2006). Il a donné lieu à des articles dans la presse (« EL PAIS » notamment) et à un document à la télévision colombienne (« TELEPACIFICO », janvier 2006). Il a également été présenté dans son ensemble en France, en novembre 2006, à la FNAC de Bordeaux.
        

     

    Joval Stéphane : né à Perpignan en 1973. Professeur de Français et de Philosophie, photographe, ayant travaillé en France et à l'Etranger. J'ai vécu pendant quelques années en Asie du Sud-est et je vis et j'enseigne actuellement en Colombie, à Cali, au Lycée Français Paul Valéry depuis cinq ans. Même si j'ai déjà mené différents travaux dans le passé, notamment aux Philippines et au Tibet, le reportage « DETRAS » est le premier reportage que j'effectue qui a fait l'objet d'expositions.