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Par stephanejoval dans 1 - "ASIA: LE PREMIER REGARD" : Deux années en Asie le 21 Octobre 2009 à 02:35
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Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c'est que vous désirez quelque chose que vous n'avez pas, et cette chose, moi, je peux la fournir ; car si je suis à cette place depuis plus longtemps que vous et pour plus longtemps que vous, et que même cette heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux ne m'en chasse pas, c'est que j'ai ce qu'il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi, et c'est comme un poids dont il faut que je me débarrasse sur quiconque, homme ou animal, qui passe devant moi.
C’est pourquoi je m’approche de vous, malgré l’heure qui est celle où d’ordinaire l’homme et l’animal se jettent sauvagement l’un sur l’autre, je m’approche, moi, de vous, les mains ouvertes et les paumes tournées vers vous, avec l’humilité de celui qui propose face à celui qui achète, avec l’humilité de celui qui possède face à celui qui désire ;et je vois votre désir comme on voit une lumière qui s’allume, à une fenêtre tout en haut d’un immeuble, dans le crépuscule ;je m’approche de vous comme le crépuscule approche cette première lumière, doucement, respectueusement, presque affectueusement, laissant tout en bas dans la rue l’animal et l’homme tirer sur leurs laisses et se montrer sauvagement les dents.
Non pas que j’aie deviné ce que vous désirez, ni que je sois pressé de le connaître ; car le désir d’un acheteur est la plus mélancolique chose qui soit qu’on contemple comme un petit secret qui ne demande qu’à être percé et qu’on prend son temps avant de percer ; comme un cadeau que l’on reçoit emballé et dont on prend sont temps à tirer la ficelle. Mais c’est que j’ai moi-même désiré, depuis le temps que je suis à cette place, tout ce que tout homme ou animal peut désirer à cette heure d’obscurité, et qui le fait sortir de chez lui malgré les grognements sauvages des animaux insatisfaits et des hommes insatisfaits ; voilà pourquoi je sais, mieux que l’acheteur inquiet qui garde encore un temps son mystère comme une petite vierge élevée pour être putain, que ce que vous me demanderez je l’ai déjà, et qu’il vous suffit, à vous, sans vous sentir blessé de l’apparente injustice qu’il y a à être le demandeur face à celui qui propose, de me le demander.
Puisqu’il n’y a pas de vraie injustice sur cette terre autre que l’injustice de la terre elle-même, qui est stérile par le froid ou stérile par le chaud et rarement fertile par le doux mélange du chaud et du froid ;il n’y a pas d’injustice pour celui qui marche sur la même portion de terre soumise au même froid ou au même chaud ou au doux mélange, et tout homme ou animal qui peut regarder un autre homme ou animal dans les yeux est son égal car ils marchent sur la même ligne fine et plate de latitude, esclaves des mêmes froids et des mêmes chaleurs, riches de même et, de même, pauvres ;et la seule frontière qui existe est celle entre l’acheteur et le vendeur, mais incertaine, tous deux possèdent le désir et l’objet du désir, à la fois creux et saillie, avec moins d’injustice encore qu’il y a à être mâle ou femelle parmi les hommes ou les animaux. C’est pourquoi j’emprunte provisoirement l’humilité et je vous prête l’arrogance, afin que l’on nous distingue l’un de l’autre à cette heure qui est inéluctablement la même pour vous et pour moi.
B. M. Koltès, Dans la solitude des champs de coton
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