• "Le monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes ne sont que des acteurs; ils ont leurs entrées et leurs sorties. Un homme, dans le cours de sa vie, joue différents rôles; et les actes de la pièce sont les sept âges. Dans le premier, c’est l’enfant, vagissant, bavant dans les bras de sa nourrice. Ensuite l’écolier, toujours en pleurs, avec son frais visage du matin et son petit sac, rampe, comme le limaçon, à contre-cœur jusqu’à l’école. Puis vient l’amoureux, qui soupire comme une fournaise et chante une ballade plaintive qu’il a adressée au sourcil de sa maîtresse. Puis le soldat, prodigue de jurements étranges et barbu comme le léopard, jaloux sur le point d’honneur, emporté, toujours prêt à se quereller, cherchant la renommée, cette bulle de savon, jusque dans la bouche du canon. Après lui, c’est le juge au ventre arrondi, garni d’un bon chapon, l’oeil sévère, la barbe taillée d’une forme grave; il abonde en vieilles sentences, en maximes vulgaires; et c’est ainsi qu’il joue son rôle. Le sixième âge offre un maigre Pantalon en pantoufles, avec des lunettes sur le nez et une poche de côté: les bas bien conservés de sa jeunesse se trouvent maintenant beaucoup trop vastes pour sa jambe ratatinée; sa voix, jadis forte et mâle, revient au fausset de l’enfance, et ne fait plus que siffler d’un ton aigre et grêle. Enfin le septième et dernier âge vient unir cette histoire pleine d’étranges événements; c’est la seconde enfance, état d’oubli profond où l’homme se trouve sans dents, sans yeux, sans goût, sans rien. "

    W. Shakespeare,  Comme il vous plaira, Acte II, scène VII



  • Zone

    A la fin tu es las de ce monde ancien

    Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin

    Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine

    Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennes
    La religion seule est restée toute neuve la religion
    Est restée simple comme les hangars de Port-Aviation

    Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme
    L'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie X
    Et toi que les fenêtres observent la honte te retient
    D'entrer dans une église et de t'y confesser ce matin
    Tu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout haut
    Voici la poésie ce matin et pour la prose il y a les journaux
    Il y a les livraisons à 25 centimes pleines d'aventures policières
    Portraits des grands hommes et mille titres divers

    J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nom
    Neuve et propre du soleil elle était le clairon
    Les directeurs les ouvriers et les belles sténo-dactylographes
    Du lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passent
    Le matin par trois fois la sirène y gémit
    Une cloche rageuse y aboie vers midi
    Les inscriptions des enseignes et des murailles
    Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent
    J'aime la grâce de cette rue industrielle
    Située à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l'avenue des Ternes

    Voilà la jeune rue et tu n'es encore qu'un petit enfant
    Ta mère ne t'habille que de bleu et de blanc
    Tu es très pieux et avec le plus ancien de tes camarades René Dalize
    Vous n'aimez rien tant que les pompes de l'Eglise
    Il est neuf heures le gaz est baissé tout bleu vous sortez du dortoir en cachette
    Vous priez toute la nuit dans la chapelle du collège
    Tandis qu'éternelle et adorable profondeur améthyste
    Tourne à jamais la flamboyante gloire du Christ
    C'est le beau lys que tous nous cultivons
    C'est la torche aux cheveux roux que n'éteint pas le vent
    C'est le fils pâle et vermeil de la douloureuse mère
    C'est l'arbre toujours touffu de toutes les prières
    C'est la double potence de l'honneur et de l'éternité
    C'est l'étoile à six branches
    C'est Dieu qui meurt le vendredi et ressuscite le dimanche
    C'est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs
    Il détient le record du monde pour la hauteur

    Pupille Christ de l'oeil
    Vingtième pupille des siècles il sait y faire
    Et changé en oiseau ce siècle comme Jésus monte dans l'air
    Les diables dans les abîmes lèvent la tête pour le regarder
    lls disent qu'il imite Simon Mage en Judée
    Ils crient qu'il sait voler qu'on l'appelle voleur
    Les anges voltigent autour du joli voltigeur
    Icare Enoch Elie Apollonius de Thyane
    Flottent autour du premier aéroplane
    lls s'écartent parfois pour laisser passer ceux que transporte la Sainte Eucharistie
    Ces prêtres qui montent éternellement élevant l'hostie
    L'avion se pose enfin sans refermer les ailes
    Le ciel s'emplit alors de millions d'hirondelles
    A tire-d'aile viennent les corbeaux les faucons les hiboux
    D'Afrique arrivent les ibis les flamants les marabouts
    L'oiseau Roc célébré par les conteurs et les poètes
    Plane tenant dans les serres le crâne d'Adam la première tête
    L'aigle fond de l'horizon en poussant un grand cri
    Et d'Amérique vient le petit colibri
    De Chine sont venus les pihis longs et souples
    Qui n'ont qu'une seule aile et qui volent par couples
    Puis voici la colombe esprit immaculé
    Qu'escortent l'oiseau-lyre et le paon ocellé
    Le phénix ce bûcher qui soi-même s'engendre
    Un instant voile tout de son ardente cendre
    Les sirènes laissant les périlleux détroits
    Arrivent en chantant bellement toutes trois
    Et tous aigle phénix et pihis de la Chine
    Fraternisent avec la volante machine

    Maintenant tu marches dans Paris tout seul parmi la foule
    Des troupeaux d'autobus mugissants près de toi roulent
    L'angoisse de l'amour te serre le gosier
    Comme si tu ne devais jamais plus être aimé
    Si tu vivais dans l'ancien temps tu entrerais dans un monastère
    Vous avez honte quand vous vous surprenez à dire une prière
    Tu te moques de toi et comme le feu de l'Enfer ton rire pétille
    Les étincelles de ton rire dorent le fond de ta vie
    C'est un tableau pendu dans un sombre musée
    Et quelquefois tu vas le regarder de près

    Aujourd'hui tu marches dans Paris les femmes sont ensanglantées
    C'était et je voudrais ne pas m'en souvenir c'était au déclin de la beauté

    Entourée de flammes ferventes Notre-Dame m'a regardé à Chartres
    Le sang de votre Sacré-Coeur m'a inondé à Montmartre
    Je suis malade d'ouïr les paroles bienheureuses
    L'amour dont je souffre est une maladie honteuse
    Et l'image qui te possède te fait survivre dans l'insomnie et dans l'angoisse
    C'est toujours près de toi cette image qui passe

    Maintenant tu es au bord de la Méditerranée
    Sous les citronniers qui sont en fleur toute l'année
    Avec tes amis tu te promènes en barque
    L'un est Nissard il y a un Mentonasque et deux Turbiasques
    Nous regardons avec effroi les poulpes des profondeurs
    Et parmi les algues nagent les poissons images du Sauveur

    Tu es dans le jardin d'une auberge aux environs de Prague
    Tu te sens tout heureux une rose est sur la table
    Et tu observes au lieu d'écrire ton conte en prose
    La cétoine qui dort dans le coeur de la rose

    Epouvanté tu te vois dessiné dans les agates de Saint-Vit
    Tu étais triste à mourir le jour où tu t'y vis
    Tu ressembles au Lazare affolé par le jour
    Les aiguilles de l'horloge du quartier juif vont à rebours
    Et tu recules aussi dans ta vie lentement
    En montant au Hradchin et le soir en écoutant
    Dans les tavernes chanter des chansons tchèques

    Te voici à Marseille au milieu des pastèques

    Te voici à Coblence à l'hôtel du Géant

    Te voici à Rome assis sous un néflier du Japon

    Te voici à Amsterdam avec une jeune fille que tu trouve belle et qui est laide
    Elle doit se marier avec un étudiant de Leyde
    On y loue des chambres en latin Cubicula locanda
    Je m'en souviens j'y ai passé trois jours et autant à Gouda

    Tu es à Paris chez le juge d'instruction
    Comme un criminel on te met en état d'arrestation

    Tu as fait de douloureux et de joyeux voyages
    Avant de t'apercevoir du mensonge et de l'âge
    Tu as souffert de l'amour à vingt et à trente ans
    J'ai vécu comme un fou et j'ai perdu mon temps
    Tu n'oses plus regarder tes mains et à tous moments je voudrais sangloter
    Sur toi sur celle que j'aime sur tout ce qui t'a épouvanté

    Tu regardes les yeux pleins de larmes ces pauvres émigrants
    lls croient en Dieu ils prient les femmes allaitent des enfants
    lls emplissent de leur odeur le hall de la gare Lazare
    lls ont foi dans leur étoile comme les rois-mages
    Ils espèrent gagner de l'argent dans l'Argentine
    Et revenir dans leur pays après avoir fait fortune
    Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre coeur
    Cet édredon et nos rêves sont aussi irréels
    Quelques-uns de ces émigrants restent ici et se logent
    Rue des Rosiers ou rue des Ecouffes dans des bouges
    Je les ai vus souvent le soir ils prennent l'air dans la rue
    Et se déplacent rarement comme les pièces aux échecs
    Il y a surtout des Juifs leurs femmes portent perruque
    Elles restent assises exsangues au fond des boutiques

    Tu es debout devant le zinc d'un bar crapuleux
    Tu prends un café à deux sous parmi les malheureux

    Tu es la nuit dans un grand restaurant

    Ces femmes ne sont pas méchantes elles ont des soucis cependant
    Toutes même la plus laide a fait souffrir son amant

    Elle est la fille d'un sergent de ville de Jersey

    Ses mains que je n'avais pas vues sont dures et gercées

    J'ai une pitié immense pour les coutures de son ventre

    J'humilie maintenant à une pauvre fille au rire horrible ma bouche

    Tu es seul le matin va venir
    Les laitiers font tinter leurs bidons dans les rues
    La nuit s'éloigne ainsi qu'une belle Métive
    C'est Ferdine la fausse ou Léa l'attentive

    Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
    Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie

    Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
    Dormir parmi tes fétiches d'Océanie et de Guinée
    Ils sont des Christ d'une autre forme et d'une autre croyance
    Ce sont les Christ inférieurs des obscures espérances

    Adieu Adieu

    Soleil cou coupé