• Publié dans la revue féminine Dziriet, Alger

    Le monde évolue à une vitesse vertigineuse, dans tous les domaines. Les prénoms, eux aussi, suivent ce rythme endiablé. l’Algérie n’échappe pas à la règle. Donner le prénom d’un aïeul à un nouveau-né n’a plus court de nos jours. C’est passé de mode. c’est « périmé », pour reprendre une expression en vogue chez les jeunes algériens.
    Les papas et mamans « puisent » les prénoms de leur progéniture d’une liste de  plus en plus large, enjambant allègrement les croyances, les cultures, les frontières et les choix arrêtés par les pouvoirs publics. Beaucoup d’entre eux ne se soucient guère, sinon peu, de l’origine du prénom choisi pour l’élu de leur cœur. Celui-ci est « imposé » par l’environnement politique, culturel, cultuel, historique, social ou sportif du moment. On ne devrait pas s’étonner d’entendre, dans peu de temps, une femme ou un homme appeler « Cassandra » ou prononcer un autre prénom tiré tout droit des films brésiliens qui meublent, depuis quelques mois les soirées télévisuelles de l’ENTV.
    Ce prénom vieux d’environ 3000 ans, venu de la lointaine civilisation grecque, va certainement s’introduire, si ce n’est déjà fait, dans les registres de l’état-civil en Algérie. Parce qu’il sonne beau, d’une sonorité poétique et facile à prononcer. Sandra, de la même origine, y ait déjà présent depuis plusieurs décennies.
    Des prénoms étrangers ? Les parents, les jeunes couples d’aujourd’hui, ne tiennent pas trop compte de ce genre de considérations. Pour eux, ce qui compte, c’est leur bébé. Et comme il est le plus beau du monde – c’est le verdict sans appel de tous les parents bien sûr – leur bébé mérite de porter un joli prénom. Tout le reste n’est que bavardages et commérages.
    Dans de nombreux cas, cependant, le prénom d’un enfant reflète l’opinion ou le penchant politique, historique, culturel et cultuel des parents. Le phénomène est apparu à la fin des années 60 et au début des années 70. Moins d’une décennie après la floraison du prénom Houria au lendemain de l’indépendance en 1962.
    Les Kadour, Belkacem, Belgacem, Fatima, Fatma, Keltoum, Mohand, Zoubida, Djedjiga, Zoulikha et autres Ammar ont été détrônés. Ils sont considérés par les jeunes couples comme des prénoms archaïques et ringards. Chabane, Ramdane, Mouloud et Achour ont perdu du terrain. Leur perpétuation est menacée. De nombreux anciens prénoms ont soit disparu, soit cédé la place, à des périodes précises de l’évolution de la société algérienne, à d’autres venus, à titre d’exemple, du
    fin fond de l’histoire berbère de l’Afrique du nord (Mazigh, Kahina, Tin-Hinan, Massinissa) et de la religion musulmane (Islam, Seif el-Islam, Oussama).

    Tin-Hinan remporte la bataille

    D’autres prénoms ont fait leur apparition sur les registres de l’état-civil algériens à des moments également précis de l’histoire de l’Algérie ou du monde arabe. C’est le cas, pour ne citer que ces trois exemples, de Saddam (en référence à Saddam Hussein), Wiam apparu au lendemain de la promulgation de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et Zinou (en hommage à Zineddine Zidane qui a marqué l’histoire du football mondial).
    Un grand nombre de prénoms inscrits sur les registres de l’état-civil ne figure pas sur le lexique national et officiel des prénoms en vigueur depuis 1981. Ce lexique lui-même est complètement dépassé. Il n’a pas été revisité depuis 30 ans, alors que le décret 81/26 du 7 mars 1981 stipule, en son article 5, que ce document devait faire « l’objet d’une  actualisation tous les trois ans », nous confiera un employé d’une APC (municipalité).
    L’article 4 de ce décret stipule, également, que « toute inscription nouvelle d’un prénom sur les registres d’état-civil ou toute modification d’un prénom se fait sur la base de ce lexique. » Cependant, le constat est tout autre sur le terrain. Les agents des services d’état-civil sont, d’une certaine manière, « forcés » d’accepter le choix des parents. Car il n’est pas facile, pour eux, d’appliquer au pied de la lettre un tel document, jugé obsolète, parce qu’il ne tient pas compte, ne reflète pas les changements et les mutations de la société algérienne.
    Durant les années 70, avant même l’adoption de ce lexique, des APC avaient tenté de barrer la route aux prénoms berbères. Des parents eurent toutes les peines du monde à imposer des prénoms comme Kahina, Mazigh, Massinissa,
    Zilassen et bien d’autres tirés de l’histoire ancienne de l’Afrique du Nord.
    Parmi ces « entêtés » figure l’écrivain et journaliste Salah Guemriche, natif de Guelma, auteur de plusieurs romans et essais, dont « Abd er-Rahman contre Charles Martel », qui relate dans le détail « la véritable histoire de la bataille de Poitiers », et « Le Christ s’est arrêté à Tizi-Ouzou » paru en janvier 2011 aux éditions Denoël (Paris).
    Sa fille, Tin-Hinan (du nom de la reine-guerrière berbère des Touaregs du Hoggar), qui a aujourd’hui 36 ans – elle est née en 1975 -- est restée « sans état-civil » presque trois mois. « Nous avons dû, sa mère et moi, batailler dur et j’ai personnellement fait le siège du ministère de la Justice et même du ministère de l’Intérieur. » pour faire passer ce prénom, nous a-t-il confié.
    Un chef de cabinet de l’un de ces deux ministère l’avait félicité pour son « entêtement » à vouloir donner le prénom de Tin-Hinan à sa fille, alors qu’auparavant, le même fonctionnaire n’avait cessé de lui dire : « ce ne sont pas les beaux prénoms qui manquent chez nous, el-hamdoulillah ! Vous avez Fatma, Leïla, Salima, Latifa, pourquoi allez chercher si loin ? » Une ambivalence propre aux fonctionnaires algériens qui pensent à une chose tout en appliquant, parfois avec zèle, son contraire.

    Les prénoms se « mondialisent »

    Plus tard, Tin-Hinan, Kahina, Massinissa comme beaucoup d’autres prénoms, rejetés pendant des années, ont fini par entrer dans les registres de l’état-civil, marquant ainsi un retour aux sources et un début de réappropriation de l’histoire de l’Afrique du Nord. Mais des « résistances » persistent par endroit contre certains prénoms non musulmans et arabes. Il n’est pas rare de relever, dans la presse, que tel prénom refusé par une APC est inscrit sans difficulté dans une autre. De là à dire que les APC fonctionnent au pif, « à la tête du client », il n’y a qu’un pas.
    « Une chose est sûre : les + résistances + contre l’inscription de certains prénoms sur les registres d’état-civil finiront, tôt out tard, par céder sous l’opiniâtreté des parents et l’évolution de la société algérienne, » estime Si Bachir qui se retrouve, à 83 ans, entouré de petits enfants et d’arrière petits enfants aux prénoms complètement différents de ceux de son époque. Son épouse, de trois ans moins âgée que lui, fait rire toute la famille lorsqu’elle prononce le prénom de son arrière petite fille « Céline » qu’elle appelle par erreur « Sinile.»
    Autres temps, autres mœurs et autres prénoms. On assiste, en Algérie comme ailleurs, à une sorte de « mondialisation » des prénoms. Les petits prénoms à consonance européenne, latino-américaine ou asiatique ont fait irruption dans les registres de l’état-civil. Les Rosa, Lisa, Melissa, Laeticia, Laura, Dylan, Maria, Flora, Rona et bien d’autres prénoms venus d’ailleurs fleurissent dans nos paysages familiaux et notre voisinage. Certains d’entre eux se sont introduits dans le pays depuis plusieurs décennies.
    Résultats : beaucoup de prénoms algériens sont passés à la trappe. D’autres perdent chaque jour du terrain et connaîtront, dans quelques temps, le même sort. D’autres encore sont entrain de « transmuter » pour subsister. C’est le cas des prénoms comme Abdelkader, Abderrachid, Abdelhakim amputés des trois premières lettres (Abd) pour survivre à la « mondialisation » des prénoms. Il ne faudrait pas s’étonner si, un jour, vous entendrez dans la rue, sur les lieux de travail ou dans votre entourage familial, appeler « Bob ». Ce ne serait que le prénom de Boubkeur qui aurait réussi à « muter » à temps pour échapper à la gomme de l’évolution de la planète terre.

    Mohand Arezki

     


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