• Chaque vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle

     

    Par Mohamed Arezki Himeur

    Le Cap, revue bimensuelle, Alger

    L’écrivain et ethnologue malien Amadou Hampâté Bâ a vu juste : chaque vieillard qui meurt en Afrique est une bibliothèque qui brûle. On ne le dira jamais assez. Ceci est valable, peut-être davantage, dans le cas de la société touarègue. Chaque Targui ou Targuie qui disparaît, c’est un pan important de son histoire, de sa civilisation et de sa culture millénaires qui disparaît avec. L’exemple le plus frappant, le plus connu aussi, le plus médiatisé, est celui de l’imzad. Des dizaines d’airs et de mélodies de cette musique ancestrale ont complètement disparu aujourd’hui.

    L’Association «Sauver l’imzad» en a recensé 112 durant les années 70. Combien en reste-t-il aujourd’hui ? L’anthropologue Dida Badi, chercheur au Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH) d’Alger, lui-même Targui, a collecté et enregistré 41 airs, dont «Amghar n’izlane», l’air initial de l’imzad.
    Amghar n’izlane, le père des airs et mélodies de l’imzad, existe encore. Il est sauvé de l’oubli, de la disparition. Il a été enregistré par M. Badi et décrit dans son livre intitulé tout simplement «Imzad, une musique millénaire touarègue», édité par l’association ‘’Les amis du Tassili’’.

    «Nous avons beaucoup d’airs dont on connaît les noms, mais les airs eux-mêmes et les contenus musicaux sont perdus. Ils ont disparu avec celles qui les exécutaient, qui les jouaient. Il n’y a plus de femmes qui savent les jouer, et très peu d’entre-elles, aujourd’hui, connaissent l’ensemble des airs», selon M. Badi. Le chercheur a collecté en tout 41 airs dans le Tassili et le Hoggar. Aucune des femmes encore en vie n’est en mesure de les jouer tous, nous a-t-il confié. Il en a enregistré une dizaine chez une femme, une trentaine chez une autre etc.
    Durant toute la longue période consacrée à la collecte, M. Badi n’avait rencontré qu’une seule femme, une vieille, qui connaissait 31 airs et qui a pu les jouer. «Aucune ne connaissait l’ensemble du répertoire de l’imzad. Ce qui signifie que chaque femme, joueuse, qui disparaît, qui meurt, emporte avec elle les airs qu’elle connaissait. Et, à chaque disparition, c’est donc un pan de l’imzad qui disparaît en même temps que celle qui l’exécutait, qui le jouait », relève M. Badi.

    L’imzad est touché, lui aussi, de plein fouet par les transformations, l’évolution que subissent la culture et la société touarègues, ainsi que les communautés sahariennes dans leur ensemble, que ce soit en Algérie, au Mali, au Niger, en Libye et au Burkina Faso.
    «Avec la mondialisation, l’imzad risque de perdre ses fonctions traditionnelles. Chaque fois qu’une fonction sociale disparaît, un air de l’imzad périt avec. Il faut une fonction sociale qui justifie l’existence d’un air, sans cela il disparaît, il n’a plus aucune raison d’être», estime M. Badi.

    L’imzad est lié à un certain mode de vie des Touaregs, le nomadisme notamment. «Si le nomadisme disparaît, il en sera de même pour l’imzad. Il disparaîtra. Sauf, comme on l’a constaté pour certains airs, s’ils trouvent de nouvelles fonctions sociales, donc une nouvelle raison d’être», ajoute M. Badi.
    «Maintenant, il y a des airs nouveaux, par exemple Al Boussaïri et El Bourda, qui sont des litanies religieuses, des louanges à Dieu et au Prophète, chantées sur des airs de l’imzad. De musique profane, l’imzad subit l’évolution que traverse la société touarègue elle-même et intègre des thèmes religieux, toujours liés à l’amour, mais cette fois-ci à l’amour de Dieu et du Prophète».
    L’imzad est aussi lié au statut de la femme, qu’on sait très important chez les Touaregs. Si le statut de la femme est dévalorisé, déprécié, l’imzad encaissera les contrecoups qui mettront son existence en péril. «Si ce statut change, cela aura des répercussions sur la culture touarègue, dont l’imzad, le tindi et les thèmes chantés jusqu’ici», selon M. Badi.

    La préservation de l’imzad n’est pas l’affaire d’un groupe ou d’une association, mais de tous. C’est tout le monde -institutions et mouvement associatif- qui doit se sentir concerné. Au-delà de l’imzad, c’est tout le patrimoine immatériel et matériel qui doit être concerné par les politiques et actions de préservation. M. Badi n’est pas de ceux qui défendent, qui luttent uniquement pour la préservation de l’imzad. Il se considère concerné par tout le patrimoine algérien en général. «Car tout est lié», dira-t-il. 
    Dans l’immédiat, le processus auquel il faudra donner un bon coup de fouet est de fixer par l’écrit l’imzad, l’étudier et essayer de le transmettre aux générations futures. Il faudra lancer des actions d’innovation pour permettre à l’imzad de se perpétuer dans le contexte, combien difficile, de la mondialisation. Il faudra, pourquoi pas, introduire de nouveaux instruments, organiser des concerts pour diffuser largement l’imzad, le faire connaître et apprécier.

    Cette tâche relève des musicologues. C’est à eux de trouver les moyens de perpétuer l’imzad sous sa forme actuelle ou une nouvelle forme, en s’inspirant, en tirant la substance de Amghar n’izlane, l’air initial, joué par la première targuie. Un air qui a donné naissance aux autres airs et mélodies.
    «Ce n’est pas à nous, chercheurs, de trouver les innovations. Ce rôle incombe à d’autres intervenants, aux musicologues notamment. C’est eux qui doivent chercher comment faire innover l’imzad» sans le déraciner, le dénaturer et l’arracher de son socle qui est Amghar n’izlane.
    De jeunes musiciens touaregs ont déjà entamé le travail dans ce sens depuis les années 90, peut-être même avant. Leur démarche ressemble, par certains côtés, à celle vécue par la chanson kabyle dans les années 70 et qui a donné naissance au genre moderne.
    Ils ont emprunté la même démarche qui consiste à introduire des instruments modernes dans la chanson tout en respectant la substance, le suc des mélodies et les rythmes.

    Les pouvoirs publics et les institutions doivent dégager des moyens pour la préservation de l’imzad. Ils doivent également engager les actions nécessaires en vue d’inscrire l’imzad comme patrimoine universel, «car cette musique a une importance capitale dans le rapprochement entre les communautés qui vivent de part et d’autres du Sahara, entre les deux pays du Maghreb (Algérie et Libye) et les pays du Sahel», souligne M. Badi. «C’est un atout très important pour le rapprochement culturel entre les pays du Sahara et du Sahel, dans cet espace qu’on appelle sahélo-saharien». Les questions économiques, sécuritaires et de stabilité plaident, elles aussi, en faveur d’une politique de préservation de cette musique millénaire. L’imzad - et toute la culture touarègue dans son ensemble - pourra contribuer «à faire de la région sahélo-saharienne un espace de convivialité et d’échanges économiques», selon M. Badi. «Il faut faire en sorte que l’imzad soit une source de rayonnement culturel sur tout cet espace», ajoute-t-il.

    Bien sûr, des initiatives en faveur de l’imzad ont été prises et mises en oeuvre, parfois avec des moyens timides, voire limités, par des associations, aussi bien en Algérie que dans les pays ayant l’imzad en partage, tels que le Niger, le Mali et le Burkina Faso. Ces associations activent sur plusieurs fronts à la fois : recensement des joueuses de l’imzad, collecte des airs et des mélodies, organisations de séminaires et création d’ateliers d’apprentissage de cette musique.
    C’est le travail sur lesquels planchent, en Algérie, l’association ‘’Les amis du Tassili’’ et l’Association ‘’Sauver l’imzad’’ qui ont pris l’initiative, entre autres, de recenser les joueuses de l’imzad et de créer des ateliers d’apprentissage de cette musique. Il y a aussi des chercheurs, Algériens et étrangers, qui travaillent sur le sujet depuis de longues années.

    «Il faut sauver l’imzad, mais pas monopoliser l’imzad. Et pour sauver l’imzad, il faudra associer, impliquer tout le monde, assurer une large diffusion de cette musique», dira M. Badi. «La culture touarègue est importante parce qu’elle a joué un grand rôle, par le passé, dans le rapprochement entre les deux rives du Sahara, entre le monde méditerranéen et le monde sahélien. Elle a, depuis l’antiquité, véhiculé des idées, des connaissances, des chants et des cultures à travers l’espace sahélo-saharien», ajoute M. Badi.

    L’imzad ne peut être sauvé, soulignera-t-il, qu’en l’intégrant dans la dimension de rapprochement, de message de paix, de stabilité, de sécurité et de cultures entre ses populations. Il préconise une sorte de continuation dans l’esprit des caravanes d’autrefois qui ont sillonné dans tous les sens le Sahara et le Sahel, porteuses d’idées, de savoirs, de connaissances et de tolérance. «C’est dans cette dimension que l’imzad doit être placé et sauvé, et c’est dans cette dimension que les pays sahélo-sahariens sont concernés par sa préservation», estime notre interlocuteur. «Si l’on veut faire de la région sahélo-saharienne un espace de paix, d’échange, comme il l’a toujours été, je pense que l’imzad constitue le meilleur véhicule, l’outil idéal», ajoute-t-il.

    L’imzad est encore joué, de nos jours, dans tous les pays où il y a et vivent des Touaregs. Il subit des influences extérieures sur le plan instrumental en particulier ; influences qui ont déjà donné naissance à un nouveau genre musical qu’on appelle «guitara». Mais celui-ci tire sa sève des sons, des airs et des rythmes anciens de l’imzad, du tindi et des autres musiques targuies. Tout comme l’imzad et le tindi, le genre «guitara» a tiré son nom de l’instrument qui l’exécute, en l’occurrence la guitare.

    C’est encore lui, Amghar n’izlane, le géniteur, l’ancêtre de l’imzad, qui donne naissance, aujourd’hui, aux nouveaux airs musicaux du genre moderne comme ceux interprétés par les groupes et chanteurs nigériens Omar Moctar, dit Group Bambino, Abdellah Ag Oumbadougou, Izerien, Etran finatawa et Amar Sundy pour ne citer que ceux-là.
    Amghar n’izlane peut être comparé à un arbre. Chaque branche s’appelle ‘’azel’’ et plusieurs branches donnent ‘’izlane’’. C’est de là que dérive le nom d’izlane pour désigner les chants en berbère en Algérie, que ce soit dans le sud ou le nord du pays.
    Les branches de l’arbre grandissent et tombent, soit sous l’effet du poids des ans, de la vieillesse, soit sous celui de la sécheresse et des conditions climatiques. Mais de nouvelles branches naissent, s’épanouissent et se lancent dans le ciel. C’est peut-être le cas pour Amghar n’izlane. Lui aussi, comme l’arbre dont les racines sont enfouies au plus profond de la terre, donne naissance à de nouvelles créations, à de nouveaux thèmes musicaux et à de nouvelles mélodies. Mais le pessimisme l’emporte sur l’optimisme quand on pense à l’avenir de l’imzad.
     

    M. A. H.
     

     


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