• Printemps berbère : la chanson de combat au service de la cause

    Par: Mohamed Arezki Himeur
    Liberté, 20 avril 2010, Alger

    Coup de tonnerre à la salle Ibn-Khaldoun d’Alger. Le comédien et chanteur M’henni venait de balancer un pavé dans la mare de la censure et du déni identitaire. Debout sur scène, pointant son index en direction de la salle, l’air grave, il crie d’une voix stridente : “Regardez derrière vous...”, suivi d’un court texte dit sous forme de sketch.
    C’était au début des années 70. Tout le monde s’est retourné. Mais les spectateurs ont vite compris. Ce n’était pas les membres des forces de sécurité chargés d’assurer l’ordre qui étaient visés par la sortie tonitruante et courageuse, jouée avec brio par l’artiste.
    En fait, M’henni, comédien à la Chaîne II de la radio, a invité les spectateurs à scruter le passé, à lire l’histoire du pays. Il a enchaîné avec la chanson "Achu d-sebba inighem", dans laquelle l’auteur, Slimane Azem, s’interrogeait sur le sort d’une figue sèche. Pourquoi s’est-elle laissée investir par le vermisseau ? Une chanson éminemment politique, qui fait allusion à la situation en Algérie au lendemain de son accession à l’Indépendance.
    La sortie de M’henni n’était pas une simple anecdote. C’était un cri du cœur contre le déni identitaire et les fossoyeurs de la mémoire.
    La suppression de l’enseignement du berbère dispensé par Mouloud Mammeri à l’Université d’Alger, la mise hors la loi des émissions enfantines et sportives à la Chaîne II et la forte réduction de la puissance des émetteurs de cette même chaîne s’inscrivaient dans cette logique qui veut faire table rase du passé. Mais c’est l’effet inverse qui s’est produit. La répression et la censure ont été, peut-on dire, salutaires. Ils ont incité les défenseurs de l’identité amazighe à plus d’ingéniosité, d’habileté et d’adresse dans leur riposte. Elles ont donné naissance à une nouvelle forme de lutte: la chanson “engagées”, que ses promoteurs appelaient "chanson moderne" pour éviter d'attirer l'attention des censeurs.
    C’est le même M’henni Amroun qui avait donné le la avec Jeddi (mon ancêtre). Une chanson qui dénonçait l’entreprise de falsification de l’histoire du pays : “Tu m’as vanté ton ancêtre et tes parents, alors que mon ancêtre tu l’as enseveli sous une dalle.”
    Plus tard, Halli Ali, jeune enseignant, a enregistré une chanson sur “le burnous” hérité de ses parents. Une référence à la fois au passé et à l’identité. La chanson de Idir Tamurth ou mazigh (pays berbère) écrite par le poète Ben Mohamed, celles d’Imazighen Imoula telles que Assif yetchayi (l’oued m’a englouti) et Aqchich d’ouâatar (l’enfant et le mendiant), ainsi que celle de Méziane Rachid consacrée à l’héroïne Lalla Fadhma n’Soumeur sont de la même veine. Elles s’inscrivaient dans le même combat identitaire.
    La petite poignée d’interprètes du début des années 70 a été rejointe, plus tard, par d’autres chanteurs. De dignes successeurs et héritiers de Farid Ali, membre de la troupe artistique du Front de libération nationale (FLN) qui a été le premier, en pleine guerre d’indépendance, à soulever le problème identitaire dans Avrid ik-ihwan aghit. Emprunte n’importe quel chemin, n’oublie pas que tu es amazigh de souche, dit-il en substance.

    "Jeddi" et les fossoyeurs de la mémoire

    La chanson kabyle, comme l’attestent ces exemples, a été à l’avant-garde du combat. Elle a joué un grand rôle dans la sensibilisation et la mobilisation autour de la revendication identitaire. Si elle a réussi à passer entre les mailles de la censure, c’est en partie parce que la signification d’un mot, la subtilité des textes, des messages, des images et des symboles véhiculés ont échappé aux gardiens du temple.
    Lorsque Halli Ali chante le burnous que lui ont légué ses parents, il est vrai que la symbolique peut échapper à quelqu’un qui ne maîtrise pas les subtilités, “tireqqaqin” comme on dit en kabyle, de la langue. Pour ce dernier, un burnous signifie seulement une sorte de drap en laine utilisé en hiver pour se protéger du froid, de la neige et de la pluie, alors qu’il avait pris, au début des années 70, une autre signification : celle de référent identitaire et culturel.
    Le développement de ce genre de chansons a été aidé par les secteurs de l’édition et de la vente de disques qui échappaient au contrôle de l’État. Ces activités étaient assurées par des studios d’enregistrement, des éditeurs et des vendeurs privés. Lors des galas organisés à Alger, en Kabylie ou ailleurs, des “chansons contestataires et identitaires” sont glissées dans les programmes. Ces rendez-vous ont permis de raffermir la mobilisation, de développer et encourager les contacts et les échanges entre ceux qui portent la revendication dans leur cœur.
    Les chanteurs n’étaient, en fait, que le reflet d’une situation, d’un climat de combat mené dans d’autres secteurs et sur d’autres fronts (université, Académie berbère etc.)
    Les excursions organisées dans les années 1970 par des étudiants de la cité universitaire de Ben Aknoun constituaient, en réalité, le prolongement des cours dispensés par Mouloud Mammeri qui, lui-même, faisait partie des excursionnistes. La poésie, la radio où des “berbéristes” ont réussi à s’introduire comme producteurs d’émissions, le théâtre, les collèges, les lycées, l’université et même l’état civil, où des pères devaient batailler dur, pendant de longs mois, pour imposer des noms berbères choisis pour leurs nouveau-nés ont tous concouru à faire avancer le combat identitaire.
    Ce sont tous ces faits, toutes ces actions et bien d’autres encore qui ont abouti à Avril 80 et aux résultats arrachés depuis. Le combat identitaire mené par le biais de la chanson kabyle, cela mérite d’être relevé, a déteint sur d’autres régions du pays, donnant naissance, pour ne citer que ces trois exemples, à des chanteurs comme Adel Mzab (Mozabite), Belhadj (Bou-Semghoune, El-Bayadh) et à des groupes comme Ichenouiyen de la région de Tipasa (ouest d'Alger).

    M.A.H


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