• AZRU N'THOR: pèlerinage et retrouvailles



    Par Mohamed Arezki Himeur
    Liberté – 14 ao
    ût 2009

    Hourra ! Da Hmed a gagné. Dommage qu’il n’y avait personne en haut, sur le sommet d’Azru n’Thor, pour lui remettre un prix symbolique, un petit trophée, l’accueillir avec un vivat, un mot réconfortant, quelques applaudissements ou un timide youyou.

    Pourtant, il vient d’accomplir un véritable exploit. Il a réussi à grimper, seul, sans aide, armé de sa seule volonté et des encouragements insistants et appuyés de son ami Brahim, jusqu’au sommet de ce pic rocailleux qu’est Azru n’thor (le rocher du zénith), près du Col de Tirourda (1 750 mètres d’altitude), qui constitue la limite naturelle et territoriale entre les wilayas de Tizi Ouzou et Béjaïa.

    C’est vrai que lorsque le soleil est au zénith, il couvre tout le mont, et de tous les côtés, cela signifie que la petite aiguille de la montre tourne autour de 13h. Et c’est l’heure à laquelle Da Hmed a réussi sa prouesse. Il est parvenu, malgré ses 83 ans, à grimper, comme un jeune homme, en s’accrochant à des cailloux, parfois tranchants, chauffés par le soleil, jusqu’au mausolée construit sur ce mont. Rares sont en effet les hommes de son âge à tenter et, surtout, à réussir une telle expérience.

    Le mausolée est bâti sur la pointe du sommet de la montagne. Et l’atteindre est plus facile à dire qu’à faire. Beaucoup de personnes ont jeté l’éponge au milieu du chemin. Elles ont fait demi-tour, sont redescendues parce qu’elles sont soit essoufflées, soit ont eu le vertige, ou encore, leurs jambes ne répondent plus.

    Da Hmed, qui découvre pour la première fois ce site — comme d’ailleurs son ami Brahim — a failli, lui aussi, lâcher, abandonner, déclarer forfait. Mais il a tenu bon. Il a décidé de poursuivre l’ascension, grâce aux encouragements de Brahim.
    Il est vrai qu’Azru n’thor n’est pas l’Everest. Et que Da Hmed n’est pas Sir Edmund Hillary, le premier alpiniste ayant atteint le sommet de l'Everest en mai 1953, en compagnie d’un Népalais, Tenzing Norgay. Il est redescendu (Da Hmed bien sûr) en bombant le torse. Et il a “plongé”, c’est le cas de le dire, sur un grand plat de couscous en sauce mijoté avec des légumes et de la viande de mouton.

    Da Hmed a “ratissé” quelquefois avec sa cuillère les légumes se trouvant dans le “périmètre”, les “18 mètres”, des autres convives avec qui il a partagé le plat, dont le chanteur Lounis Aït Menguellet, en visite le même jour à Azru n’thor. “L’escalade et l’air pur d’en haut ça creuse, ça donne de l’appétit”, dit Da Hmed entre deux cuillères bien tassées de couscous. Mieux : il n’a pas reculé devant le gras du bouzellouf et de la douara en sauce mélangés au couscous. Au diable le cholestérol…

    L’ascension d’Azru n’thor : une grande épreuve

    Azru n’thor culmine à 1 884 m d’altitude, selon certains auteurs, à 1 923 mètres  d’après un  guide intitulé “Ascension dans le Djurdjura”, publié en 1907 par un club alpin français. Son escalade, qui se fait en zigzagant entre les rochers, sur une piste abrupte d’environ 300 mètres, n’est pas une mince affaire. Même les jeunes, des deux sexes, éprouvent des difficultés à l’accomplir. Il faut avoir du souffle, une cage thoracique non obstruée par la nicotine, un cœur bien accroché et fonctionnant comme une montre suisse, des jambes solides et ne pas être sujet au vertige pour atteindre l’objectif.

    Mais, il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs. Avant d’arriver à Azru n’thor, le pèlerin ou le visiteur est soumis à une première épreuve. Il doit d’abord emprunter la route qui mène de Tizi Ouzou vers le Col de Tirourda, en passant par Larba nath Irathen, Aïn El-Hammam, Iferhounène, Illilten et une multitude d’autres petits villages, dont certains ne figurent sur aucune carte. Il doit ensuite gravir une route étroite, escarpée, qui donne le vertige, construite sur le flan de la montagne.

    Un accident de voiture dans cet endroit est, dans la majorité des cas, mortel. Surtout si le véhicule rate le virage et bascule dans le vide, sur le bas-côté de la route. Ce qui explique la prudence des automobilistes qui empruntent cette route qui relie la wilaya de Tizi Ouzou à celles de Béjaïa et de Bouira.

    Un général de brigade de l’armée coloniale française, Ernest Desmazières, y avait laissé la vie au XVIIIe  siècle. “Dans une tournée d’inspection en Kabylie, à la descente du col de Tirourda, le 7 octobre 1889, sa voiture versa et on le releva gravement blessé. Transporté à l’hôpital militaire de Fort National, il y mourut le 31 du même mois”, à l’âge de 56 ans, écrivait Edouard Sitzmann dans son “Dictionnaire de biographie des hommes célèbres de l’Alsace : depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours”, (1836-1918).

    L’automobiliste n’est pas au bout de ses peines. Le voyageur aussi. Une fois arrivé sur le col de Tirourda, le souffle presque coupé et le moteur du véhicule malmené, une autre épreuve, plus dure encore, l’attend. Il doit prendre, sous un soleil de plomb, une longue piste rocailleuse et poussiéreuse, dénudée des deux côtés, qui le conduira vers Arzu n’thor. Une piste éprouvante aussi bien pour les véhicules que pour les passagers, mais qui offre, en contrepartie, une superbe vue panoramique sur les deux versants de la Kabylie, la wilaya de Tizi Ouzou d’un côté et celles de Béjaïa et Bouira de l’autre.

    “J’ai l’impression d’être dans un avion, tellement c’est haut. Les vitres de la voiture ressemblent à des hublots”, dit un visiteur. La piste longe une petite portion du sommet du Djurdjura. Et il faudra faire plusieurs kilomètres (5 à 6) pour atteindre la plate-forme construite en contrebas d’Azru n’thor. Cette petite placette et le chemin qui monte vers le mausolée grouillent de monde dès les premières heures de la matinée. Certains visiteurs et pèlerins débarquent vendredi, dès le lever du jour. D’autres passent la nuit sur place, à la belle étoile, sous de petits cèdres qui ont poussé sur l’un des flans de la montagne.

    Azru n’thor affiche complet. Il est littéralement envahi, pris d’assaut. Les pèlerins et visiteurs sont venus de différents villages et villes de Kabylie. Des familles originaires de Kabylie établies à Alger, Blida, Tipasa, Boumerdès, Oran, Sidi Bel-Abbès, Tiaret et dans d’autres régions du pays ont fait le déplacement pour assister à la fête qu’on appelle “Asensi” (offrande). Parmi eux se trouvent aussi de nombreux émigrés. Ils profitent de leurs vacances d’été au bled, près des leurs, pour effectuer un pèlerinage ou une visite touristique à Azru n’thor.

    Un jour de fête, des mois de préparation

    Cette fête se déroule durant les trois premiers vendredis du mois d’août. Elle est organisée à tour de rôle par les villages de Zouvga, At Adellah et Takhlijth n’At Atsou. Elle dure seulement une journée, le vendredi, mais elle nécessite des mois de préparation. Ce sont tous les membres du village organisateur – hommes, femmes, enfants et moyens matériels (véhicules, ustensiles de cuisine etc.) – qui sont réquisitionnés et mobilisés pour que le rendez-vous annuel d’ “asensi” se déroule dans de bonnes conditions, la joie et la bonne humeur, sans le moindre problème d’ordre logistique, organisationnel, sanitaire et sécuritaire.

    Tous les paramètres sont pris en compte pour rendre le pèlerinage et la visite agréables. Les pèlerins et les visiteurs sont encadrés, discrètement, durant leur courte visite. Chaque membre du village organisateur est chargé d’un rôle, d’une mission bien précise.
    Les véhicules garés sur plusieurs kilomètres, sur les bords de la piste et les parkings aménagés sur des terrains vagues, sont bien surveillés par des jeunes hommes désignés pour cette tâche. Rien n’est laissé au hasard. Toutes les dispositions sont prises pour assurer la tranquillité et la sécurité des milliers de personnes qui ont fait le déplacement. Certains sont venus pour la journée, d’autres sont là juste pour quelques heures, le temps de grimper vers le mausolée, d’avaler quelques cuillères de couscous pour la “baraka” et faire des dons en argent aux sages des villages, installés sous une petite tente, elle-même plantée sous un cèdre, sur la périphérie de la plate-forme.

    Nourrir autant de personnes, en quelques heures, est une tâche difficile. Ce sont plusieurs dizaines de moutons et quelques bœufs qui sont immolés et découpés ; des dizaines de kilogrammes de couscous roulé à la main, à faire passer à la vapeur ; des dizaines d’autres kilogrammes de légumes, destinés à la sauce du couscous, à acheter, éplucher, nettoyer, couper en petits dés, rincer avant de les mettre, presque en même temps, sur le feu dans de grands couscoussiers.

    Les personnes chargées de la cuisine doivent surveiller et respecter le temps de cuisson de chaque produit, la quantité de sel et d’épices à mettre dans chaque couscoussier. Cette mission – c’est la plus délicate mine de rien de la fête d’ “Asensi” — est confiée à une poignée de femmes âgées, des spécialistes, réputées pour leur agilité et leur doigté.

    Personne ne sait avec exactitude à la mémoire de qui est organisée chaque année cette fête d’ “Asensi”. Le mausolée, qui draine des milliers de personnes pendant les trois premiers vendredi du mois d’août, est érigé sur le sommet d’Azru n’thor où aurait vécu et rendu l’âme, il y a de cela plusieurs siècles, un Saint dont personne ne connaît le nom, l’histoire, la biographie et l’itinéraire.

    Une chose est sûre : “Asensi” est une grande, belle et superbe fête. Une fête qui permet “de chaleureuses retrouvailles”, comme le souligne Lounis Aït Menguellet, entre les habitants des villages de la région confrontée de plein fouet à l’exode rural.

    Dans la commune d’Illilten, dont dépend Azru n’thor, pour ne citer que cet exemple, la population a chuté à 9 000 habitants au dernier recensement, contre 10 000 au recensement précédent.

    Le phénomène de la “harga” (immigration clandestine) peut être considéré comme le prolongement dramatique de l’exode rural. L’un et l’autre ont pris des proportions inquiétantes dans le pays.

    M. A. H.


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