• Vient de paraître

    Juan Gelman

    com/positions

    Présenté et traduit par Jacques Ancet 

    Editions Caractères, 2013

     

    DU NÉANT À L’AMOUR   
    (Une poétique de l’exil)

                                                          Poésie : métaphore de la résurrection.
                                                                                       José Lezama Lima


    A chaque instant nous vivons l’exil. De l’existence passée, des lieux et des temps qui furent les nôtres, de ce que nous avons été et de l’image que nous conservons de nous. La vie humaine est la déclinaison d’un très lent crépuscule. Nous quittons le jour, nous entrons dans la nuit. Où tout est perte, nostalgie et désir jamais réalisé de combler ce manque. Nous vivons chaque jour sans cesse tendus vers une impossible coïncidence. Avec le passé, avec le futur, avec le monde et, dans le présent le plus immédiat, avec nous-mêmes. La poésie, alors, ce serait peut-être cela : chercher à vivre dans l’instant prolongé de la parole le paradoxe d’une inaccessible unité. « La parole, dit Juan Gelman, comme l’utopie, est l’incessante émulsion d’une double perte — ce qui est désiré, ce qui est obtenu —, un paradis qu’on n’a jamais possédé. Le paradis perdu est devant, non pas derrière, et il nous fait sentir la perte de ce qui n’est pas. »
        Dans cette perspective, la poésie de Gelman qui est, à cette époque, une poésie de l’exil, est en même temps une poésie de l’utopie. C’est pourquoi elle ne pouvait pas ne pas rencontrer sur son chemin la mystique. D’où certains livres comme L’Opération d’amour ou Com/positions dans lesquels l’exil n’est plus envisagé dans sa dimension personnelle et politique mais dans une universalité qui permet à la voix du poète de rejoindre le chœur des voix d’autres poètes du passé, de se mêler à lui, de s’y confondre. Si dans le premier livre cité, ces voix sont essentiellement celles des deux grands mystiques espagnols  —  de Thérèse d’Avila, de Jean de la Croix —   et des paroliers de tango, dans celui-ci, ce sont essentiellement celles des mystiques judéo-espagnols. Dans les deux cas, Gelman, traduit, réécrit et même compose de toutes pièces les poèmes qu’il nous offre sous un autre nom. Comme il le dit lui-même dans l’exergue du livre, il les « com/pose » — il les pose avec, les écrit avec les poètes du passé : « j’appelle com/positions les poèmes qui suivent parce que je les ai com / posés, c’est-à-dire que j’ai mis des choses de moi dans les textes que de grands poètes ont écrits il y a des siècles. il est clair que je n’ai pas prétendu les améliorer. leur vision d’exil m’a remué et j’ai ajouté — ou j’ai changé, j’ai cheminé, j’ai offert — cela que j’éprouvais moi-même ; comme contemporanéité et compagnie ? la mienne avec eux ? ou l’inverse ? habitants de la même condition ? ». Ce en quoi il nous montre que toute création est transposition, transformation, traduction, que, dans la voix qui parle, elle est indissolublement l’autre de toutes les voix et leur mémoire immémoriale. Et que, réciproquement, toute traduction est création puisque la singularité d’une voix, qui est un corps dans la langage, en soi intraduisible, seule la singularité d’une autre voix — d’un autre corps — peut la traduire : « traduire est inhumain : aucune langue ou visage ne se laisse traduire ; il faut laisser cette beauté intacte et en créer une autre pour l’accompagner : son unité perdue est devant. »

        Juan Gelman dont l’exil ne cesse de se prolonger à travers les années les pays et les livres nous dit, de ces grands poètes du passé dont il se réclame, que « leur vision d’exil [l’] a remué ». Exil qui, on l’a dit, est à entendre ici au sens le plus large de cette radicale séparation qu’est toute existence humaine. Un poème, entre autres, inspiré du poète, voyageur, érudit et traducteur judéo-espagnol Yehuda al Harizi et significativement intitulé « L’expulsé » prend, de ce point de vue, une valeur paradigmatique puisqu’il décline, dans l’intensité de sa réitération, les stations du chemin de croix de l’exilé avec, comme Gelman le fait pour ses propres livres, la mention finale des dates et des pays traversés :

    On m’a chassé du palais /
    ce fut sans importance /
    on m’a exilé de ma terre /
    j’ai marché sur la terre /
    on m’a déporté de ma langue /
    elle m’a accompagné /
    tu m’as éloigné de toi / et
    voici que mes os s’éteignent/
    que m’embrasent des flammes vives/
    je suis expulsé de moi-même/

                        yehuda al-harizi
            1170-1237 / tolède-provence-palestine)

        Si l’exil est ici d’abord politique, géographique et linguistique, il devient, dans la seconde moitié du poème, arrachement à l’être aimé et à soi-même. La voix de celui qui parle est celle aussi de celui qui aime. De l’être désirant à qui échappe toujours l’objet de son désir . Désormais l’exilé, le poète et l’amant ne font qu’un. De politique et personnelle, la dimension du poème s’est faite universelle :

    La porte

    j’ai ouvert la porte / mon amour /
    lève-toi / ouvre la porte /
    j’ai l’âme collée au palais
    tremblante de terreur /

    le sanglier des bois m’a piétiné /
    l’âne sauvage m’a pris en chasse /
    dans ce minuit de l’exil
    je suis moi-même une bête /

            salomon ibn gabirol

        Tout le livre est traversé par souffrance de l’être que ravage et disloque une intolérable absence. A côté de l’image du psaume 137, celle de la langue collée au palais, reprise par Jean de la Croix, et qui revient plusieurs fois ici — « je brûle cloué à ton palais » / « nuit / collée au palais » — c’est tout un imaginaire de la violence et de la douleur qui porte ces poèmes avec une force qui n’est plus celle de la dénonciation, comme dans certains poèmes plus politiques, mais celle, physique, du corps qui est celui de tous et de chacun. Mais cet imaginaire, selon une coincidentia oppositorum propre à toute la littérature mystique, est en même temps celui de l’éblouissement, de la joie. Le feu et sa brûlure est à la fois souffrance et illumination :

    Le pays de la colombe
               
    oh/ mon cœur tout absorbé / toi tu rêves /
    tu brûles en furies / éveille-toi maintenant /
    avance dans l’éclat de sa présence /
    lève-toi et marche / une étoile monte
    du fond d’un puits et sa désolation /
    c’est de ton propre puits qu’elle s’élève
    et se montre et se cache / toi tu brûles
    ton sang en rages et en consentements /
    et qui donc a compassion sinon toi
    de tes exils / tes morceaux /

                                yehuda halevi

        Inscrits dans l’antique tradition du Cantique des cantiques, l’érotisme brûlant de ces poèmes de la déchirure, de l’exil d’amour sont en même temps des poèmes d’amour mystique. Ce qui fait dire quelque part à Gelman que l’expérience de l’exil est celle de Jean de la Croix, dont la voix est si souvent présente dans ce livre et dans d’autres : « je brûle cloué à ton palais / comme -  rosée qui tremble - entre les fleurs de lis / ; « pourquoi / toi / la belle / n’envoies-tu pas de messagers - à celui qui t’aime /... ». L’être aimé — la belle, l’amie, l’amante — dans la tradition mystique, c’est l’inconnaissable, l’inaccessible — c’est le divin lui-même. Ce qui aveugle de sa beauté, de sa puissance. Ce que, donc, on ne peut pas nommer puisqu’on ne le connaît pas, puisqu’il dépasse tout ce qu’on peut en dire.  Ce qu’on ne peut appeler que ténèbres ou néant, mais qu’on éprouve, là, au plus intime de soi-même :

    Mais où ?

    en quelles ténèbres t’enveloppes-tu ? /
    je ne parle pas avec toi / tu ne m’entends pas parler /
    je ne te respire pas / ne te vois pas / me forgent
    les coups de marteau de ton absence /
    ...                   

                                                             isaac luria

        L’aimée c’est l’absence. Cela qui se retire à mesure qu’on avance. La séparation est infinie. De l’amant à l’amante. De la créature au Créateur. Mais aussi du Créateur à sa création : « je suis exilé de moi-même / comme le Créateur de toute la création / ». Inspirée du grand mystique et kabbaliste Isaac Luria, cette théologie négative est poussée à l’extrême. Pour qu’il y ait création, il faut qu’il y ait rétraction. Il faut que Dieu se retire en lui, afin que dans l’espace ainsi dégagé, puisque se produire l’apparition de quelque chose — d’autre chose que lui-même. Exil, donc, de Dieu vers l’intérieur de Dieu . Ce que Dieu crée d’abord, ce n’est pas du plein mais du vide : un espace d’apparition — un néant d’être.
        En ce sens, cette théologie de l’exil est une poétique de l’exil. Juan Gelman la partage avec le dédicataire de ce livre, son ami José Ángel Valente. Ce même Valente qui écrivait dans Material Memoria : « Peut-être le suprême, le seul exercice radical de l’art, est-il un exercice de rétraction [...] Créer c’est engendrer un état de disponibilité où ce qui est d’abord créé c’est le vide, un espace vide. Car la seule chose que crée l’artiste n’est peut-être que l’espace de la création. Et dans l’espace de la création il n’y a rien (pour que quelque chose puisse y être créé). La création du néant est le principe absolu de toute création :

            Dieu dit : — Que le Néant soit.
            Et il leva la main droite
            jusqu’à voiler son regard.
            Et le Néant fut créé.

        Toute création, donc, commence par un exil comme l’évoque cette strophe de Machado, citée par Valente. Exil de Dieu hors de sa propre création. Exil, « disparition élocutoire », du poète pour que la véritable parole puisse advenir. Ecrire, c’est entrer dans le non savoir, dans une parole paradoxale qui ne dit que quand elle se tait : « tu es silence de la parole / — quand je ne parle pas je suis en toi / - tout ce que je me dis est silence de toi ». Ecrire, c’est s’exiler de soi-même pour que s’entende l’autre bouche, celle qui ne parle qu’en silence.
        Mais écrire c’est aussi, et du même mouvement, retrouver l’unité perdue, le temps d’une cadence ou d’un vers. C’est soudain, dans la fragile maison du poème, recommencer dans une parole qui vous recommence :

    Maison

    elle n’est pas dans la mer ma maison / ni dans l’air /
    je vis dans la grâce de tes paroles  /

                    eliezer ben jonon

        Il n’est pas indifférent d’indiquer pour finir que ce distique inspiré par un certain Eliezer ben Jonon , (Jonon pour Juan en hébreux) est en fait écrit par Juan Gelman lui-même. Et que dans la dizaine de poèmes qui figurent sous ce nom apocryphe se trame cette poétique de la mort et de la résurrection : « lève-toi et marche / une étoile monte - du fond d’un puits et sa désolation / » disent deux vers de « Le pays de la colombe » cité plus haut, où passe en filigrane une image chère à Valente : celle de Lazare. Figure du passage  —  de la mort à la vie, des ténèbres à la lumière, du silence à la parole, du néant à l’amour — Lazare est peut-être, la meilleure incarnation du poète, de l’exilé et donc de l’homme tout court. De cet homme, en particulier qui, sorti vivant de l’enfer de la souffrance et de l’exil, affirme avec obstination la force de vivre et d’aimer encore :

    Visages

    ...................................................
    qu’est-ce donc que
    cette dissolution en toi / ni peine /
    ni châtiment / ni prison / transparence
    qui va au néant et revient amour ? /

                            eliezer ben jonon







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  • Numéro 0 de la nouvelle revue .../points de suspension

    Jacques Ancet, Laisser dire

    chez Ettore Labbate, 1, rue Jules Ferry - 14111 Louvigny

     

     

        On ne sait pas laisser dire. On dit ou on laisse. On ne fait pas les deux.

        La nuit, par exemple. Laisser dire la nuit. La lueur de la pierre et l’étoile.

        Laisser dire ce qu’on ne voit pas mais qu’on entend, si près qu’on l’a sur le bout de la langue.

        Quelque chose grignote les heures. On aurait cru l’inverse, mais non. On ferme les yeux. On laisse dire.


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  • VIENT DE PARAÎTRE

    Liliana LUKIN,

    Calligraphie de la voix

    Traduit et préfacé par Jacques Ancet 

    Alidades

    édition bilingue

     

     

    Jeux de miroir


        Les clichés sur la littérature d’Amérique latine ont la vie dure. Entre autres l’inévitable adjectif « baroque » accolé à tort et à travers à toutes ses productions littéraires et artistiques et qui permet de proposer sous cette appellation non contrôlée tous les textes dans lesquels l’usage de l’image, de la métaphore débridée ou de la prolifération langagière jouent un rôle prépondérant. Pourtant, si un certain nombre d’écrivains du sous-continent peuvent facilement se retrouver dans cette classification, tous n’y entrent pas et même s’en éloignent considérablement. Liliana Lukin est de ceux-là.
        Il suffit d’ouvrir cette petite anthologie pour s’en rendre compte. Du premier poème (datant d’un recueil de 1981) au dernier (de son livre tout récemment paru en 2012), c’est la même écriture concise, incisive, coupante, qu’on retrouve à chaque page. Ici, l’opération d’écriture s’apparente à une opération chirurgicale dont chaque mot serait à la fois le scalpel et la matière :

    un mot

    si on le garde longtemps

    lâche des fèces


                          matières blessantes

                          à l’œil et à l’oreille

         Explorer le mot c’est explorer un corps qui double notre propre corps et se confond avec lui. Il y a quelque chose d’inquiétant dans ce travail de mise à nu du langage et du corps (féminin, surtout). Les titres parlent d’eux-mêmes : Pratiques douteuses (1981), Décomposition (1986), Trancher dans le vif (1987), Rhétorique érotique (2002), Théâtre d’opérations sous-titré Anatomie et littérature (2007). Aucune envolée rhétorique, donc, pas de ruissellement d’images, pas ou très peu d’épanchements lyriques, mais des textes qui s’offrent moins qu’ils réclament d’être peu à peu conquis dans leur secrète alchimie.
        Cette alchimie — travail conjoint de l’œil et de l’oreille — consiste en une mise en espace de la voix —  en une calligraphie de la voix. Cette voix invisible qui parle dans le poème, qui parle le poème, se fait en le faisant — ce « mouvement de la parole dans l’écriture » (Hopkins) dont l’écoute donne à voir, nous offre un « théâtre d’opérations » diverses (visuelles, sonores, textuelles, mentales, érotiques...), sur lequel se « joue » (dans tous les sens du terme), toute cette œuvre. D’où, effectivement, ces jeux de miroir  où notre réalité la plus intime se révèle dans la distance même d’une mise en scène (souvent accompagnée d’un remarquable travail d’illustration) dont l’écriture et le corps , l’une dans l’autre, sont l’espace privilégié :

    Si les yeux laissaient leur sillage, comme une

    larve de lumière, la femme dessinée verrait les fines

    lignes de la surface de l’amour, et comprendrait

    enfin la persistance d’un toucher,

    déjà pressenti quand elle était seule.

    Elle pourrait s’ouvrir devant d’autres, leur montrer

    l’offrande, les preuves, le secret, elle pourrait

    cesser de se couvrir pour donner à lire.

    Mais ses yeux à lui n’écrivent pas : la prudence

    leur interdit, leur demande de grâce pas

    de traces. Lui oh, tristesse ! préfère l’ombre, son ingrate obscurité.

        C’est dire que la poésie de Liliana Lukin, se situe d’emblée dans cette tradition de la méditation dont Unamuno en son temps se réclamait également et qui, des mystiques espagnols, des « Métaphysiques » anglais à Eliot, Cernuda ou Valente, en passant par Leopardi, Wordsworth, Coleridge, Hopkins, Rilke, Mallarmé ou Borges tend, selon lui, et contre tous les dualismes qui nous parasitent, à sentir la pensée et penser le sentir. Pareille « appréhension sensorielle de la pensée » (Eliot), c’est sans doute De L’Ethique démontrée selon l’ordre poétique qui nous en donne l’illustration la plus frappante et la plus belle :

    Je rêve d’une porte :

    je ferme mon verrou

    comme une clef.

    Comme dans tous les

     beaux rêves humains,

    la porte donne sur un jardin.

     Mais ma clef ouvre vers

    l’intérieur, où il n’y a

    qu’ombre, parfum et rumeur

    de feuilles et de vent.

    Moi qui ai été

    chassé, exposé, j’aime le reste   

    de clarté qui rend possible

    de voir le jardin où il n’y a

    pas de jardin : j’aime

    mon rejet, mon verrou,

    le danger du texte

    engendré.


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  • VIENT DE PARAÎTRE

    Paulina Vinderman,

    Barque noire

    Traduit et préfacé par Jacques Ancet 

    Lettres Vives 

    édition bilingue


    Au bord de l’inexprimé

        Paulina Vinderman est un poète considérable, auteur d’une œuvre importante non tant par sa quantité (une douzaine de livres tout de même) que par sa qualité, sa singularité qui lui ont valu une reconnaissance dont témoignent de nombreux prix reçus en Argentine et ailleurs. Elle a aussi traduit des auteurs de langue anglaise —Sylvia Plath en particulier dont on trouve une trace dans les pages qu’on va lire — pour ne pas s’enfermer, pour s’ouvrir à d’autres horizons, d’autres mondes. D’où, ces autres voix qui se mêlent à sa voix et forment quelque chose comme un chœur — un chœur de solitudes...
        Encore tout récemment, je ne la connaissais pas. C’est grâce à l’amicale passion de Cristina Madero qui ne cesse de lancer la poésie d’une rive à l’autre de l’Atlantique pour l’écouter bruire comme une pluie étrange et chaleureuse, que m’est arrivé ce petit livre. Dès les premiers vers, la voix qui parle ici, à la fois incertaine et sûre d’elle-même, paisible et secrètement violente s’est insinuée en moi et n’a eu de cesse que je ne cherche à écouter dans ma langue son timbre si profondément insolite et familier : « On construit le quotidien au cœur même / de l’étrange. », dit-elle.
        Me voici donc embarqué malgré moi, mais de mon plein gré, à bord de cette Barque noire, cette suite unitaire de 35 poèmes qui m’emporte dans sa lente et imperturbable dérive sur le miroir obscur d’une eau où se lèvent et se couchent les jours et leur lumière changeante. Car c’est bien sûr de temps qu’est fait ce long poème, comme nous en sommes tous faits, comme les mots en sont tissés. Ces mot qu’il s’agit de saisir vite avant qu’ils ne se dissolvent dans l’universelle impermanence :
     
    Dans ce poème aussi il va faire nuit. 
    Je dois vite attraper les mots : monde, arbre, larme.
    Il va faire nuit et je n’ai pas encore compris le jour.

        Entre l’éloignement du passé et son étrangeté (« Le passé est un pays étranger ») et le futur (« une chambre obscure / où je ne peux que voter pour la mort ») que nous reste-t-il sinon, le fil du présent ? Cet espace inhabitable qui est pourtant le territoire du poème. C’est là que Paulina Vindeman a choisi de se tenir: « J’écris pour un présent en quête du vent ». De ce minuscule et mouvant observatoire, elle regarde avec des yeux de peintre les paysages quotidiens et leur délicat chromatisme —  bleus, verts, roses, rouges, pourpres, indigos, noirs sur fond de gris tenace —, mais aussi les lieux intimes et leurs choses simples — une cuisine, une salle de classe, une boîte à couture, une cafetière ..., le temps de la mémoire avec les joies minuscules, la douleur et la solitude, le deuil et l’exil. Tout cela pris dans une alchimie où la voix qui parle ne cesse de faire résonner en nous une voix intime et lointaine.
        Car c’est là que réside la force de ce poème : le sujet — la voix — qui s’y trame en l’écrivant, fait de nous, à notre tour, des sujets : non plus des spectateurs mais des acteurs. Puisque c’est de nous qu’il s’agit, au fond.  Nous qui sommes emportés par cette « barque noire » dont on devine trop bien les connotations funèbres que Paulina Vinderman se garde pourtant d’exploiter. Ici, pas de pathos, de trémolos, d’angoisse ténébreuse. Même si c’est de l’usure du temps et de la mort qu’il s’agit, l’écriture nous invite à les regarder en face, avec une pudeur non dénuée d’humour, cette politesse du désespoir. D’où, sans doute, la force insidieuse de ce poème qui nous poursuit longtemps comme un parfum tenace :

    Ses jours sont comptés », pense de moi
    mon autre cœur, et personne ne le dément.

        Tout s’en va, oui (« Tout s’en va vers l’hiver »). Mais en même temps tout demeure dans le présent du poème. Un présent comme une barque où nous glissons, mais non sans avoir cette faculté de regarder couler l’eau qui nous emporte, de regarder s’éloigner les crépuscules, les choses que nous avons aimées soudain traversées d’absence, mais qui un instant brillent sur la fumée du temps — « au bord de l’inexprimé » :

    Ce n’est pas le temps qui pèse sur moi, c’est
    la fumée que le temps lâche :
    une brume sans rêves, un cyprès —le mien—
    vers la blancheur du ciel.




     




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  • Vient de paraître

    éditions "Salto de página", Madrid,  grupo editorial Siglo XXI 

    Puesto que él es este silencio

    version espagnole de

    Puisqu'il est ce silence

    éditions bilingue

    traduction de

    Joséphine Cabello et Régulo Hernández,

    assistés du Taller de Traducción Literaria de la Laguna

    animé par Andrés Sánchez Robayna

     

     


    La traînée des primevères, le morse du pinson, le chêne, la clôture ne laissent plus d’espace. La montagne est un mur. Le ciel remplit le vide où bouge la mémoire. Sa lumière estompe les formes. On se tait. On cherche dans le silence la voix et le rire. On n’entend que l’air criblé d’oiseaux.

     El reguero de prímulas, el morse del pinzón, el roble, el cercado, ya no dejan espacio. La montaña es un muro. El cielo llena el vacío por el que se mueve la memoria. Su luz difumina las formas. Callamos, buscamos en el silencio la voz y la risa. Sólo se oye el aire acribillado de pájaros.

     

     

     

    On se dit qu’il aurait aimé toute cette beauté du jour␣: le grand vent de la lumière et son théâtre de nuages. Celui du temps qui passe, qui fait du visible avec de l’invisible. On se dit qu’il serait resté là, seul, à regarder passer le fleu- ve, comme chaque matin. Ou assis, à poursuivre le feu de vivre entre des mots qu’il n’aurait plus reconnus. Ou simplement à rire, sous l’auréole de ses cheveux avec, dans les yeux, deux minuscules étoiles qui n’auraient jamais cessé de luire.

    Creemos que a él le habría gustado toda la belleza de este día: el gran viento de la luz y su teatro de nubes. El del tiempo que pasa, que hace algo visible con lo invisible. Creemos que él se habría quedado ahí, solo, mirando pa- sar el río, como cada mañana. O sentado, persiguiendo el fuego de vivir entre unas palabras que ya no reconocería. O simplemente riéndose, bajo la aureola de sus cabellos, con dos minúsculos luceros en los ojos que nunca dejarían de brillar.

     

     

     

    On se dit qu’il aurait aimé voir encore sur la fenêtre le jour se lever en rose et blanc et entendre les voix, dans le couloir, sans les comprendre. On se dit qu’il aurait une fois encore souri à la vie, que sa bouche aurait prononcé quelques mots si légers qu’un instant il aurait volé avec eux. Que le temps l’aurait rejoint doucement, pour qu’il reste là, sans bouger. On se dit qu’on ne sait plus quoi se dire, qu’il y a trop de lumière pour tant de noir.


    Creemos que a él le habría gustado ver por la ventana un nuevo amanecer rosa y blanco y oír voces por el pasillo sin entenderlas. Creemos que una vez más le habría sonreído a la vida, que su boca habría pronunciado palabras tan leves que por un instante él habría volado con ellas. Que el tiempo se habría reunido con él, despacio, para que permaneciera ahí sin moverse. Pensamos que ya no sabemos qué pensar, que hay demasiada luz para tanta oscuridad.

     

     

     

    Dans son sourire, on voit des jours, des nuits, des arbres, des rues illuminées. On voit des visages sans visage, des mouettes tournoyantes. Des mers, des grains de sable. On voit ce qu’on ne voit pas mais qui est là dans cette présence qu’on sent si proche. On se dit qu’on aurait aimé tout garder. Et qu’on le garde en prononçant son nom. On se dit que c’est le monde.


    En su sonrisa se ven días, noches, árboles, calles iluminadas. Se ven rostros sin rostro, gaviotas dando vueltas. Mares, granos de arena. Vemos lo que no se ve pero que está ahí en esa presencia que se percibe tan cercana. Pensamos que nos gustado conservarlo todo. Y que lo conservamos al pronunciar su nombre. Pensamos que así es el mundo.

     

     

     

    Il n’arrête pas de partir. On le voit dans la tasse levée, sur le reflet de la vitre, dans les fleurs. On ouvre des livres, on les feuillette. Il est là, dans le silence qu’on entend. On se dit que, peut-être, il y restera. Que demain quand on les ouvrira ce sera comme un grand rire qui n’en finira pas. Et une voix qui dira — on l’entendra distinctement : Je ne connais rien de plus sérieux.

    No acaba de marcharse. Se le ve en esa taza levantada, en el reflejo del cristal, en las flores. Abrimos unos libros, los hojeamos. Ahí está él, en ese silencio que se oye. Pensamos que quizás se quede ahí, en los libros. Que mañana al abrirlos se oirá algo como una carcajada sin fin. Y una voz que dirá —la oiremos claramente—: No conozco nada más serio que esto.

     

    ...



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