• Au pied du mur

    Vient de paraître

    Editions Polyglotte-C.I.C.C.A.T

    collection Paroles de Scène

    Au pied du mur

    pièce en deux actes et 24 tableaux


    ACTE I

    Tableau 1

        Un mur qui traverse tout l’espace de la scène. Deux hommes entrent et s’arrêtent au pied : l’un petit, jeans, chemise, blouson. L’autre plus grand, couvert d’une longue parka.

        Le Petit — Tu crois qu’on voit quelque chose ?
        Le Grand — J’en sais rien.
        Le Petit  — On peut toujours essayer.
        Le Grand — Si tu veux
        Le Petit  — Aide-moi.
        Le Grand — Oh hisse ! (Le Petit monte sur ses épaules). Alors, tu vois ?
        Le Petit — Oui.
        Le Grand — Et qu’est-ce que tu vois ?
        Le Petit —  Rien.
        Le Grand —  Comment ça rien ?
        Le Petit —  Rien, du vide.
        Le Grand —  Alors c’est qu’on est très haut ?
        Le Petit — Non, parce qu’on voit le sol, juste là en bas, de l’autre côté.
        Le Grand — Alors on voit quelque chose.
        Le Petit —  Si tu veux, mais c’est rien.
        Le Grand —  Tu dis n’importe quoi.
        Le Petit —  Non, il y a bien la terre, mais c’est comme si elle se perdait dans la brume. Ou dans le vide.
        Le Grand — Alors ça sert à rien de regarder. Descends. (Il redescend).
        Le Petit —  C’est bizarre.
        Le Grand —  Qu’est-ce qui est bizarre ?
        Le Petit —  On voit rien mais c’est comme si on voyait tout. Comme si on voyait le ciel partout, mais c’est pas vraiment le ciel.
        Le Grand —  Quoi alors?
        Le Petit —  Un espace transparent. On pourrait marcher et, très vite, on serait plus là.
        Le Grand — Tu parles d’un programme. Regarde donc ailleurs. Là, par exemple. Tu tournes le dos au mur et au moins tu vois quelque chose : des rues, des arbres, des fenêtres, des voitures, des passants. Comme je dis toujours : faut pas être trop curieux. On voit ce qu’on voit et basta.
        Le Petit — Ou ce qu’on voit pas.
    Le Grand —  Ce qu’on voit pas ?
        Le Petit — Ce que tu vois, tu es vraiment sûr que tu le vois ? Tu dis « maison », « nuages » et tu les vois. Mais c’est parce que tu leur donnes un nom. Sinon qu’est-ce que tu verrais ?
        Le Grand —  La même chose !
        Le Petit — Que tu crois ! Mais réfléchis un peu. Si « nuages » et « maison » n’existaient pas, tu verrais quelque chose et quelque chose, mais plus des nuages ou une maison.
        Le Grand—  Arrête ! Tu me fatigues
        Le Petit—  Qu’est-ce qu’on fait ?
        Le Grand—  On va boire un coup ?
        Le Petit—  D’accord.
        Ils s’éloignent. Silence. Troublé par des cris, des rires, des bruits de voix. Une bande de gamins apparaît. Ils s’arrêtent, lèvent la tête, regardent le haut du mur. Ils essaient de grimper, sautent sans succès. L’un d’eux donne de grands coups de pied avec hargne. Les autres s’en vont. Il s’acharne encore un moment puis les suit en courant.
       

    Tableau 2

        Début d’après-midi. Retour du Petit et du Grand.

        Le Petit — Je regarderais bien encore un coup.
        Le Grand — Pour ce qu’il y a à voir...
        Le Petit —  On sait jamais.
        Le Grand —  Tu parles !
        Le Petit —  Rien qu’un petit coup.
        Le Grand —  Pas longtemps alors.
        Le Petit —  Promis. (Il grimpe sur les épaules du Grand)
        Le Grand —  Aïe ! Tu me fais mal ! Alors, toujours rien ?
        Le Petit — Si ! Un arbre !
        Le Grand — Un arbre ?
        Le Petit — Oui, un arbre.
        Le Grand — Quel arbre ?
        Le Petit — Grand, mais je sais pas le nom.
        Le Grand — Et puis?
        Le Petit — Et puis c’est beau. Une sorte d’énorme explosion de branches et de feuilles. Les yeux se perdent. Comme dans un labyrinthe. On aimerait bien les suivre.
        Le Grand — Et qu’est-ce qu’on y ferait ?
        Le Petit — Rien. On resterait là à regarder dessous les gens qui ne nous verraient pas. Ou dessus, les vols des oiseaux avec leurs froissements d’ailes et leurs cris. Et puis, plus loin, le ciel comme du fond d’une grotte.
        Le Grand — Et autour, qu’est-ce que tu vois ?
        Le Petit — Pas grand chose. De l’herbe. Derrière les feuilles quelque chose, mais je sais pas dire quoi : un mur ou un rocher. C’est blanc, un peu beige. Ça pourrait être aussi une vache, mais ça bouge pas.
         Le Grand — T’es lourd.
        Le Petit — Oui, je descends.
        Le Grand — Ouf !
        Le Petit — C’est beau.
        Le Grand — Qu’est-ce qui est beau ?
        Le Petit — L’arbre.
        Le Grand — Les arbres, y en a partout.
        Le Petit — Oui, mais c’est pas pareil. Là c’est comme la première fois. Comme si t’en avais jamais vu. C’est quelque chose qui pousse — qui te pousse. Tu peux pas résister. Tu cherches un nom. Mais y en a pas encore.
        Le Grand — Qu’est-ce que tu racontes ?
        Le petit — J’en sais rien. Je parle. L’arbre me fait parler. Des mots, des phrases, confondus, mélangés. On s’y perd. On bafouille.
        Le Grand—  Pour ça oui. Allez, on y va ?
        Le Petit—  On y va.

        Ils disparaissent sur la droite. Silence à nouveau. Le jour tombe. C’est bientôt la nuit. Entre un ivrogne qui trébuche, s’arrête en maugréant, vacille et pisse contre le mur. Noir. Le mur luit d’une légère phosphorescence.


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