• Calligraphie de la voix

    VIENT DE PARAÎTRE

    Liliana LUKIN,

    Calligraphie de la voix

    Traduit et préfacé par Jacques Ancet 

    Alidades

    édition bilingue

     

     

    Jeux de miroir


        Les clichés sur la littérature d’Amérique latine ont la vie dure. Entre autres l’inévitable adjectif « baroque » accolé à tort et à travers à toutes ses productions littéraires et artistiques et qui permet de proposer sous cette appellation non contrôlée tous les textes dans lesquels l’usage de l’image, de la métaphore débridée ou de la prolifération langagière jouent un rôle prépondérant. Pourtant, si un certain nombre d’écrivains du sous-continent peuvent facilement se retrouver dans cette classification, tous n’y entrent pas et même s’en éloignent considérablement. Liliana Lukin est de ceux-là.
        Il suffit d’ouvrir cette petite anthologie pour s’en rendre compte. Du premier poème (datant d’un recueil de 1981) au dernier (de son livre tout récemment paru en 2012), c’est la même écriture concise, incisive, coupante, qu’on retrouve à chaque page. Ici, l’opération d’écriture s’apparente à une opération chirurgicale dont chaque mot serait à la fois le scalpel et la matière :

    un mot

    si on le garde longtemps

    lâche des fèces


                          matières blessantes

                          à l’œil et à l’oreille

         Explorer le mot c’est explorer un corps qui double notre propre corps et se confond avec lui. Il y a quelque chose d’inquiétant dans ce travail de mise à nu du langage et du corps (féminin, surtout). Les titres parlent d’eux-mêmes : Pratiques douteuses (1981), Décomposition (1986), Trancher dans le vif (1987), Rhétorique érotique (2002), Théâtre d’opérations sous-titré Anatomie et littérature (2007). Aucune envolée rhétorique, donc, pas de ruissellement d’images, pas ou très peu d’épanchements lyriques, mais des textes qui s’offrent moins qu’ils réclament d’être peu à peu conquis dans leur secrète alchimie.
        Cette alchimie — travail conjoint de l’œil et de l’oreille — consiste en une mise en espace de la voix —  en une calligraphie de la voix. Cette voix invisible qui parle dans le poème, qui parle le poème, se fait en le faisant — ce « mouvement de la parole dans l’écriture » (Hopkins) dont l’écoute donne à voir, nous offre un « théâtre d’opérations » diverses (visuelles, sonores, textuelles, mentales, érotiques...), sur lequel se « joue » (dans tous les sens du terme), toute cette œuvre. D’où, effectivement, ces jeux de miroir  où notre réalité la plus intime se révèle dans la distance même d’une mise en scène (souvent accompagnée d’un remarquable travail d’illustration) dont l’écriture et le corps , l’une dans l’autre, sont l’espace privilégié :

    Si les yeux laissaient leur sillage, comme une

    larve de lumière, la femme dessinée verrait les fines

    lignes de la surface de l’amour, et comprendrait

    enfin la persistance d’un toucher,

    déjà pressenti quand elle était seule.

    Elle pourrait s’ouvrir devant d’autres, leur montrer

    l’offrande, les preuves, le secret, elle pourrait

    cesser de se couvrir pour donner à lire.

    Mais ses yeux à lui n’écrivent pas : la prudence

    leur interdit, leur demande de grâce pas

    de traces. Lui oh, tristesse ! préfère l’ombre, son ingrate obscurité.

        C’est dire que la poésie de Liliana Lukin, se situe d’emblée dans cette tradition de la méditation dont Unamuno en son temps se réclamait également et qui, des mystiques espagnols, des « Métaphysiques » anglais à Eliot, Cernuda ou Valente, en passant par Leopardi, Wordsworth, Coleridge, Hopkins, Rilke, Mallarmé ou Borges tend, selon lui, et contre tous les dualismes qui nous parasitent, à sentir la pensée et penser le sentir. Pareille « appréhension sensorielle de la pensée » (Eliot), c’est sans doute De L’Ethique démontrée selon l’ordre poétique qui nous en donne l’illustration la plus frappante et la plus belle :

    Je rêve d’une porte :

    je ferme mon verrou

    comme une clef.

    Comme dans tous les

     beaux rêves humains,

    la porte donne sur un jardin.

     Mais ma clef ouvre vers

    l’intérieur, où il n’y a

    qu’ombre, parfum et rumeur

    de feuilles et de vent.

    Moi qui ai été

    chassé, exposé, j’aime le reste   

    de clarté qui rend possible

    de voir le jardin où il n’y a

    pas de jardin : j’aime

    mon rejet, mon verrou,

    le danger du texte

    engendré.


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