• A. devait 6 mois de loyer. Elle avait dû recevoir une lettre recommandée qu'elle avait classée dans sa poubelle, pratiquant un tri très sélectif avec les diverses administrations qui tentaient de la contacter. Du coup, un huissier avait finit par l'avertir de son passage, un matin. Elle m'avait demandé d'être présent, afin de l'aider à trouver une conciliation, la diplomatie n'étant pas son fort. Nous attendions donc l'assermenté du racket en buvant un café, agrémenté d'un joint bien tassé pour elle. Elle avait sa mine des mauvais jours et l'état de l'appartement ne dépareillait pas. Elle n'avait pas quitté son lit depuis plusieurs semaines et tout était centralisé autour du matelas, véritable radeau de la méduse échoué sur la moquette. Pêle-mêle, on y trouvait la télé, des conditionnements vides de compléments alimentaires, des plateaux repas associatifs à la saveur caritative à peine entamés, des cendriers pleins, des fringues roulés-boulés, des magazines féminins, divers ouvrages sur l'astrologie et la dernière lettre à en-tête qu'elle avait reçue avec le nom de son futur visiteur. J'avais préparé une lettre type pour demander un échéancier de règlement de la dette et j'avais exposer à A. mon plan de bataille. Nous allions faire profil bas, expliquer ses difficultés financières passagères par la maladie, dealer un échéancier et surtout lancer une demande de HLM ou d'appartement thérapeutique en parallèle.
    A l'heure prévue, la sonnette nous injecta un coup d'adrénaline et je crois me souvenir avoir entendu son cœur battre comme jamais. J'allais ouvrir. Le type était fidèle aux canons du look dans la profession : lambda. Un regard circulaire lui permis de faire un état des lieux et une petite idée de la situation. A. était resté au lit et en rajoutait un peu. Le type, un rien embarrassé, ne savait pas à qui s'adresser. J'entretenais volontairement le flou sur ma présence au domicile d'A. afin de lui laisser abattre ses premières cartes.

    - Vous connaissez les raisons de ma présence chez vous ce matin. Vous n'avez pas répondu aux diverses injonctions de votre propriétaire et je suis mandaté par lui pour faire un état des valeurs mobilières et autre afin de pratiquer, par la suite, une saisie...
    Le discours se voulait technique, froid. Son regard évitait le visage émacié d'A. reposant sur un oreiller jaune délavé qui semblait acidulé à côté de son teint diaphane. Je lui fis ma proposition d'échéancier, pensant qu'il accepterait afin d'éviter tout conflit.
    - Monsieur, non seulement je ne sais pas qui vous êtes mais en plus, sachez que je ne suis pas mandaté pour accepter un échéancier. Il faudra voir ça avec mon client. Et de sortir un calepin et un stylo et de commencer à lister le matos. Le type était plus dur à cuire que prévu...

    C'est à ce moment là qu'elle. a choisit d'exploser. Elle a envoyé balader ses draps et s'est levé comme si les ressorts du sommier l'avaient botté au cul, seulement vêtu d'un tee-shirt cachant à peine son sexe.
    - Qu'est ce que tu fais connard. Tu notes quoi ? Je suis malade, je ne peux pas bosser. On te propose de régler sur plusieurs mois, alors tu prends et tu te casses...

    Je craignais le pire mais je sentais que je n'arrêterais pas le tsunami. Et puis, en avais-je vraiment envie ? Certains corps de métier n'invite pas à la compassion. A. s'est dirigé sur lui, le fixant de son regard, passé en quelques secondes d'absent à révolver. Instinctivement, le type a fait deux pas de côté.

    - Je suis séropo, connard. Tu sais ce que ça veut dire. J'ai le sida et je vais crever. Et toi, tu veux me piquer mes meubles et les jouets de mes gamins.
    Elle postillonnait sec et le type tentait d'éviter les projectiles de salive en secouant la tête. Au mot "sida", il a avait eu une légère perte d'équilibre. Désormais, il reculait vers la porte d'entrée. Plus il fuyait, plus elle montait en volume. Elle hurlait à présent. Elle pris un verre et prévint :
    - Je vais me couper la main et je vais te refiler le "dass", connard. Casses-toi!
    Le mec était blême et il cherchait désespérément le bouton "téléportation" sur sa sacoche. Il ouvrit la porte, la main dans le dos pour mieux surveiller la furie et se précipita vers l'ascenseur, appuyant sur le bouton comme s'il était poursuivit par Hannibal Lecter himself. Mais A.. avait décidé de ne pas le lâcher. Elle hurlait dans le couloir et les voisins entrebâillaient leur porte.
    - J'ai le sida et je vais tous vous plomber. Vous me faites chier. L'ascenseur est enfin arrivé et le type a réussit l'exploit de sauter dedans tout en appuyant sur un bouton au hasard. Il tremblait et je n'oublierais jamais l'effroi dans ses yeux. J'ai repensé à cette scène des "Nuits Fauves" où Collard pour défendre son pote attaqué par des skins, se coupent la main en hurlant qu'il a le sida. On venait de se faire un pur remake.

    L'ascenseur était parti depuis cinq bonnes minutes et A. hurlait toujours, insultant la porte, le cul à l'air. Je réussis à l'emmener doucement jusqu'à chez elle, non sans me faire un peu bousculer. Je refermais du pied sa porte et au moment où j'allais lui parler du pays, nous fûmes pris d'un fou rire hystérique...


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  • A. avait le syndrome de la poche percée. Elle était épuisée et comme son corps en portait les stigmates, les peep-shows la renvoyaient chez elle, trop maigre pour attirer le branleur. Comme la plupart du temps elle était payée de la main à la culotte, elle n'avait pas droit aux ASSEDIC. De toute façon, le travail au black l'arrangeait et elle n'avait jamais envisagé d'avoir à pointer un jour. Je lui ai parlé de notre commission d'aide financière. Elle pouvait prendre RDV et argumenter sa demande afin d'obtenir un soutien financier ponctuel. Elle m'a demandé de l'accompagner, n'étant pas toujours très à l'aise dans les démarches administratives. La responsable de la commission était une vraie dame patronnesse, à l'ancienne, quittant son hôtel particulier des quartiers chics pour s'installer une fois par mois dans le local exigu de l'association et tendre une oreille aux misères du monde. Elle avait un nom à particule, témoignage de son appartenance à la noblesse de robe. Elle était anachronique, complètement à côté des réalités du terrain, s'étant engagée dans la lutte contre le sida non pas par militantisme, mais pour soutenir ces pauvres petits enfants malades que le bon dieu avaient oubliés dans son immense mansuétude... Elle n'avait pas imaginé une seule seconde, avoir à rencontrer des femmes africaines sans-papiers, des toxicos et des familles apportant avec elles un mille-feuille de galères avec le VIH comme cerise sur le gâteau. Pourtant, l'association entretenait de bonnes relations avec elle, car elle était généreuse avec sa fortune familiale, possibilité rare de nos jours. Et puis, la bonne action, c'est déductible de l'ISF...

    A. lui a raconté ses déboires financiers, sobrement, sans en rajouter. J'étais présent à ses côtés afin d'épauler sa demande.
    - Vous travaillez dans quoi, déjà ?
    - Je suis dans le spectacle.
    - Mais c'est fantastique, vous faites donc du théâtre. Ah, les gens de la balle et leurs continuels soucis d'argent. Avec qui avez-vous joué ?
    A. me regarde, un rien désarçonnée. Je hausse les épaules et lui fait signe d'enchaîner :
    - Avec personne. Je suis toute seule dans le baltringue. Je fais du strip.
    - Heu, c'est-à-dire ?
    - Du strip-tease. Je me déshabille devant des hommes qui payent pour me voir.
    - Vous dites du strip comment ?
    - Elle est sourde la vieille ?! Putain, je vais lui claquer la tronche avec ses questions. Je veux juste un peu de fric, moi. Bon, allez, on se casse.

    Je me lève immédiatement, rattrape A. par le bras et l'entraîne à l'extérieur de la pièce tout en m'excusant et demandant un temps mort comme au basket. J'explique à A. que sa situation demande un minimum d'effort et que le monde entier ne fréquente pas forcément les mêmes endroits qu'elle, que certes, cette femme sort un peu d'une machine à voyager dans le temps, mais qu'on doit faire avec. Nous rentrons à nouveau.
    - Alors, vous faites donc du strip. Et vous faites ça où ? La « vieille » faisait un effort d'adaptation louable.
    - Rue St Denis, à Pigalle, en Belgique... Bon, alors vous me l'accordez cette aide.
    Je sentais la colère monter.
    - Comme c'est étonnant. C'est donc un métier... Mais vous ne pouvez pas trouver autre chose. De plus... De moins... Comment pourrais-je dire ?
    - Bon, tu termines l'entretien là parce que je n'aime pas m'engueuler avec les vieilles putes...

    Elle se lève, claque la porte et sort fumer une clope. Je me retrouve seul en face des cordons de la bourse. Je me dis qu'il allait falloir rattraper l'affaire.
    - Vous savez, elle ne pense pas vraiment ce qu'elle dit. Elle est en colère surtout contre sa maladie. Je vous présente mes excuses pour elle.
    - Quand même. Quel drôle de métier. Vous avez déjà vu une de ses... représentations.
    - Je ne fréquente pas vraiment les peep-shows. Par contre ses difficultés financières sont bien réelles, car en ce moment, comme elle est très amaigrie, elle ne peut pas travailler.
    - Pourtant elle a l'air pleine de vivacité.
    - Oui, mais elle vient de vous le dire, dans son métier, elle doit montrer son corps.

    Après un long silence et un travail intense du cerveau, la dame patronnesse a fini par comprendre la relation entre maigreur et difficultés de bosser... J'avais l'impression d'avoir construit en quelques secondes l'équivalent du viaduc de Millau entre deux générations, deux existences, deux destins que tout opposaient.

    A. a obtenu un accord d'une aide financière. Ce jour-là, je me suis dit que ça serait pas mal de pouvoir l'accompagner dans ses démarches administratives, surtout au moment où il allait falloir cocher la case « activités professionnelles ».


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  • A. refusait de prendre un traitement. Elle avait connu les années AZT et la première génération d'antirétroviraux, qui avaient eu, à son avis, pour unique résultat une cohorte de zombis partis dans la douleur. Souvent, à la manière du Patchwork des Noms, elle m'égrainait la liste des potes disparus en me fixant bien pour ajouter du poids à sa litanie. L'arrivée des trithérapies en 96 n'avait rien changé à son point de vue : « Les médocs, c'est de la saloperie. Les malades sont des souris pour les labos, qui ne pensent qu'à se remplir les poches... ». Sa trithérapie, prenait la poussière sur l'étagère de ses toilettes : tout un symbole. Personnellement, j'ai toujours pensé que comme beaucoup de toxicos ou ex-toxicos, A. entretenait un rapport ambigu avec la médecine et les médicaments. À force de gober tout ce qui passait, les gélules étaient plus associées à la défonce qu'à la guérison. D'ailleurs, j'ai toujours vu des boites de Rohypnol traîner au pied de son lit. Elle fumait des Bob Marley sans filtres en continu et de temps à autre se servait un petit « sky », histoire d'entretenir la brume qui l'entourait.

    A. était dans le déni de la maladie : elle se savait contaminée mais ne l'acceptait pas. La faute en incombait aux autres. Dans son cas, il s'agissait des parents de son ex. En effet, elle estimait que les parents d'E. étaient au courant de la séropositivité de leur fils et qu'ils n'avaient rien fait pour l'avertir. J'ai pensé qu'elle devait drôlement être sous l'influence de ce type, puisque même après sa mort, elle n'osait lui adresser des reproches. D'ailleurs, les vioques, ils allaient payer. Et pour mieux me le prouver, elle prenait régulièrement le téléphone, composait leur numéro, hurlait les pires insanités et raccrochait.
    Ces moments d'hystérie étaient impressionnants. Elle changeait véritablement de visage, ses traits se déformant en un rictus digne des pires films à fort taux d'hémoglobine. Elle refusait la séropositivité et les autres lui servaient d'exutoire, de cibles à abattre... Ils représentaient le VIH, ce putain de virus qu'elle ne pouvait matérialiser et à qui elle aurait volontiers tordu la structure ADN. Je lui servais de témoin, cautionnant par ma simple présence, sa version de la cause de sa mort annoncée. Insulter les parents d'E., lui évitait de se poser les vraies questions sur les conditions de sa contamination : l'abandon du domicile conjugal, la défonce, les prises de risques...

    Le problème était que, sans traitements, le virus commençait à gagner la bataille. Elle était tout le temps crevée, contractait des zonas à répétition, s'amaigrissait sans cesse. A. avait un boulot physique : elle « montrait son cul dans les peep-shows à des pauvres mecs juste bon à se branler ». Les périodes où elle était trop fatiguée, amaigrie, les dealers de viande lui signifiaient qu'ils ne voulaient pas d'elle en vitrine. L'amateur de branlette en cabines veut des formes et la maigreur, vue du Kleenex, est plus à pleurer qu'à éjaculer.

    Je commençais à entrevoir le pourquoi du comment de l'accompagnement : travailler sur l'acceptation de la maladie et la prise de traitement, la révélation de sa séropositivité à ses enfants, lui redonner l'envie de se nourrir correctement... Sa situation sociale étant très précaire, je décidais de contacter l'assistante sociale d'une autre association qui proposait un portage de repas à domicile et une aide-ménagère aux personnes infectées trop fatiguées...

    Malgré la noirceur du tableau, A. était très attachante. Au-delà du pathos qui se dégageait de son histoire, elle avait une volonté impressionnante de bouffer la vie. L'énergie du désespoir ? Elle était drôle, ponctuant ses phrases d'un argot à <st1:PersonName productid="la Audiard" w:st="on">la Audiard</st1:PersonName>, teinté de tranche de rues. Elle savait être d'une compagnie très agréable et se mettait en quatre pour me recevoir au mieux. Je passais la voir une fois par semaine et nous nous apprivoisions l'un l'autre. Finalement, le psy de l'association avait vu juste : ça collait...


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  • (...) J'ai finit par suivre le blouson à frange. Elle, dans les escaliers, c'était un peu la Tour de Pise, un mélange de fragilité penchée et de fantastique résistance aux éléments. Les enfants, un garçon de 10 ans et une fille de 8, étaient devant la télé... Comme convenu, elle me présente comme un pote. Les enfants n'ont pas eu l'air surpris. Ils ne m'ont pas calculé. Elle m'offre un café. Elle m'indique d'un mouvement de menton la cuisine, seule pièce indépendante dans son studio. Elle ferme la porte derrière nous et tout en m'appuyant sur le frigo, je lui laisse la liberté d'entamer la discussion. Le café me perfore l'estomac. J'ai compris par la suite que nous n'avions pas le même étalon pour le dosage des produits. Le monologue a duré une bonne heure. A. m'a raconté, que dis-je vomi, sa vie. Tout ce qu'elle avait gardé en elle depuis tant d'années est sorti sans ponctuations : son enfance marquée par les violences sexuelles de son père alcoolique sa mère qui a lâché très tôt le domicile familial la rencontre avec le père de ses enfants les virées avec un pote toxico et son abandon du domicile pour un road-movie qui aura pour conséquence, sous fond de défonce, l'incarcération de son nouveau compagnon et la découverte de sa séropositivité la mort en prison de celui-ci le rejet de sa famille la prostitution et aujourd'hui des strip-tease dans les quartiers chauds de la capitale ou les Eros Center de Belgique...

    J'ai commencé l'histoire de sa vie debout contre le frigo, puis je me suis laissé glissé doucement comme un magnet qui aurait vu sa force d'attraction diminuer puis s'épuiser totalement, au rythme des histoires d'A. J'en avais froid dans le dos. J'ai finit allongé par terre, sonné par toutes ses révélations. Elle parlait fort et je reste persuadé que les enfants en ont entendu une partie. C'était, je crois, une manière pour elle de s'adresser aussi à eux. Je lui servais d'amplificateur. Après s'être déchargée de son sac à dos familial, elle semblait apaisée.

    - Je crois qu'on va bien s'entendre. Il faut que tu y ailles parce que je dois raccompagner les enfants chez leur père
    Je n'avais rien dit, ou presque. J'avais appliqué à la lettre le counselling tel qu'on nous l'avait enseigné en formation. Un peu penché en avant (du moins au début), je montrais une grande attention à ce qui était dit, me contentant d'appuyer sur des mots clés, respectant les silences, brefs mais remplis de sens. J'étais sonné. Le cerveau rempli d'images sordides. Une fois dehors, je me suis dirigé, tel un automate vers le premier café et j'ai commandé un cognac. C'est la seule fois de ma vie où j'ai bu autre chose qu'un demi au comptoir. Je crois que j'avais besoin d'une bonne dose de digestif pour soulager mon estomac et anesthésier un peu mes synapses qui chauffaient sous le scalp.

    Le lendemain, le psy de l'association m'a appelé
    - Alors, comment s'est passé ce premier contact ?
    - Chargé.
    - C'est-à-dire ?
    Je lui balance en vrac tout ce que m'avait dit A., histoire de ne pas lui renvoyer l'ascenseur à vide, au professionnel de l'émotionnel.
    - Bon, je vois... Je compte sur ta présence au groupe de soutien mardi soir.
    C'était sûr : je n'allais pas faire réunion buissonnière. (...)


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  • La saison 1 des tribulations du Dr Kpote étant sur le point d'ouvrir une parenthèse, pour cause de fin d'année dans les lycées et CFA, je me suis dit qu'il fallait tout de même perfuser mon blog afin de lui éviter les soins palliatifs, puis le cyberarium (pour reprendre une expression de Nuclear qui m'a beaucoup plue).

    Il y a quelques années, dans le cadre de mon boulot dans une association de lutte contre le sida, j'ai accompagné une jeune femme, que je nommerais A. comme la première lettre de son prénom, dans sa lutte contre le VIH et les discriminations. Cette rencontre n'aurait jamais eu lieu sans cette saloperie de virus, tant les lignes de nos vies s'étendaient en parallèle vers l'infini. Je me suis toujours dit que je raconterais un jour notre histoire, pour A., pour témoigner, mais aussi pour catharsiser cette expérience qui m'a définitivement transformé... C'est l'histoire d'A., une histoire qui peut finir mal...

    (...) Le psy de l'association était resté très flou sur la demande émanant de A. Probablement parce que celle-ci l'était. J'étais depuis trois semaines un membre actif de l'association et il venait de m'appeler pour me proposer un accompagnement à domicile. Il m'a parlé d'une jeune femme, mère de deux enfants vivant chez leur père, séropositive au VIH depuis plusieurs années et qui est venue frapper à la porte de l'asso pour une aide financière. Il l'a trouvé agitée, très amaigrie, agressive par moment. Autrement dit en situation d'interpeller un psy quand à son équilibre mental et il lui a proposé le soutien d'un volontaire.
    - Ok, mais pas une gonzesse. Je n'ai pas envie de boire le thé en écoutant des histoires de bonne femme, lui a-t-elle répondu...
    Il a aussitôt pensé à moi. « Il n'y a pas de hasard », m'a-t-il signifié, en bon praticien du moi, du surmoi et du toi, s'émancipant du nous. D'après lui, nous étions fait pour nous rencontrer, pour évoluer en vrai binôme « personne concernée/volontaire ». Il m'a donné son numéro de téléphone, a pensé très fort « démerdes-toi maintenant » et m'a indiqué que j'intégrais un groupe de soutien les mardis soirs comme tous les autres volontaires.

    J'ai mis du temps à appeler A. Quelques jours. C'est difficile de rentrer dans la vie d'une personne que l'on ne connaît pas en détenant des informations personnelles, intimes sur celle-ci. Et puis, un matin, j'ai pris mon courage et mon téléphone à deux mains et j'ai composé le numéro gagnant.
    - Ah, c'est toi donc qu'ils ont choisi. T'as mis du temps à téléphoner...
    - Euh, j'avais un peu de boulot. On peut se voir samedi, si tu souhaites toujours être accompagnée par l'association ?
    - Samedi, ça me va.
    Nous avons échangé nos adresses et convenu que je viendrais chez elle sur le coup des 14 heures. A l'époque, elle habitait à deux pas du Père Lachaise, à quelques poussières du Jardin des Souvenirs, où nous avions dispersé tant de militants, tant de malades, tant de potes...

    Le samedi prévu, un rien nerveux, je me présentais en bas de son immeuble, le doigt posé sur son interphone, révisant l'entrée en matière que j'avais préparé dans la nuit. Après la sonnerie, une voix de furie explose le haut parleur et résonne dans le hall :
    - Ne montes pas, mes gamins sont là. J'arrive !
    M'étais-je trompé de boutons ? Étions nous un vendredi treize ? Un pote me faisait-il un remake de surprises sur prises ?... En tout cas, ça ne se passait pas comme prévu.
    Quelques secondes après, je vis une tornade blonde avec un blouson à franges et des tiags blanches débouler l'escalier et ouvrir la porte. Elle avait du mal à me regarder dans les yeux.
    - Mes enfants sont là. Ce n'était pas prévu. Tu ne parles de rien. Tu es un pote. En aucun cas tu viens de l'association. Ils ne sont pas au courant pour le sida.
    - Si tu veux, on reporte.
    - Non, c'est trop tard. Et puis comme ça, tu les verras.

    Sa maigreur m'a tout de suite frappée. J'avais la sensation d'être revenu au début des années 80, au pire moment de l'épidémie, quand les malades traînaient leurs corps douloureux et décharnés dans les manifs. Elle semblait en équilibre sur ses santiags mais en même temps une force quasi animale émanait d'elle. Elle était sous speed. Aujourd'hui, avec le recul, j'en suis sûr. Le blouson à frange faisait un peu groupie de Johnny. L'ensemble suintait la galère, la défonce, sur fond de trou des Halles. Je commençais un peu à voir où on allait. Du moins, je le croyais... (...)


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