• Comprendre le dialecte des adolescents demande de l’oreille, un minimum de mansuétude et des prédispo­sitions pour la tambouille mondiale.Véritable macé­doine de verlan, de wolof ou d’arabe à la sauce hip-hop, d’anglicismes au yaourt et de borborygmes de rue sous weed, les mots des ados ne disposent d’aucune bonne tra­duction sur Google ou Reverso. Seule une immersion ethno­logique quotidienne, en capuche et baskets de camouflage, permet de les assimiler et de les restituer. Comme j’ai la chance de pouvoir les entendre s’apostropher « entre les murs » des lycées, je suis devenu un véritable lin­guiste de skatepark. Mais intégrer la langue de Tom, Mehdi ou Jennifer ne veut pas dire pour autant occulter celle de Molière.

    Là où certains adultes se contentent de jouer la carte du mimétisme pour se les mettre dans la poche, l’animateur de prévention se fait passeur pour les accompagner vers le monde plus formaté des darons qui tex­toïsent au ralenti et dans lequel les mots des ados prennent une tout autre signification. Cobaye idéal pour une étude de cas, cette fille que j’ai croi­sée dans un centre de formation d’apprentis (CFA) coiffeurs du 18e,un pied sur la table, son chewing-gum lui déformant la mâchoire,serrant son BlackBerry dans la main gauche, se lissant les cheveux avec un fer tout en remontant la bretelle de son soutif (au passage,on peut souligner la prouesse technique), qui exprimait qu’elle s’en battait les couilles du regard des autres, du respect et tout le reste. Elle avait invec­tivé dans la foulée sa voisine de table qui parlait un peu trop de ses expériences personnelles dans cette syntaxe typique­ment adolescente : «Pff, la meuf, elle fait crari qu’elle s’est faite bouye, mais c’est du mytho… »

    J’entends Maître Capello s’en secouer le nourrain dans sa tombe et je peux aisément imaginer votre consternation devant ce français de KFC !Mais, magnanime que je suis, je vous livre ici la traduction de cette diatribe : «La fille, elle fait semblant d’avoir eu une relation sexuelle, mais elle ment. » Au-delà de cette phrase énigmatique pour le profane, il est intéressant de tra­vailler sur l’introduction : «J’m’en bats les couilles. » Les néo femmes du XXIe siècle auraient ainsi vécu une mutation génitale pour mieux se fondre dans un paysage sévèrement burné. Pourquoi une fille ne pourrait-elle pas s’en battre simplement les trompes de Fallope ?Pourquoi utiliser des termes masculins pour souligner son exaspération? Voilà des questions susceptibles d’ouvrir un débat sur l’éternelle question de la domination des mâles, jusque dans la grammaire, où le féminin s’écrase devant le masculin. Eh bien, les filles n’en savent rien. Pis, elles trouvent que c’est normal.

    Apprenons donc, et ce dès la maternelle, à nos jeunes filles à s’en battre les ovaires ou le clito, ou ne pas hésiter à ren­voyer un «tu me casses les boops » de bon aloi aux mecs qui les collent grave.Mais le pire c’est ce mot, « cracher ». Il signifie, pour certains ados, éjaculer. Son emploi ne s’ex­plique pas. Un jour, il s’est imposé dans certains groupes de jeunes comme la norme pour exprimer ce moment où le mâle jouit dans un râle. On peut y voir une personnification du vit qui, à défaut de s’exprimer clairement, car dépourvu de langue, cracherait sa bile, une fois bien secoué, au sexe de ses interlocutrices. Beaucoup ne se posent même plus la question du sens de ce mot, de sa portée.Pourtant, il en dit long sur la relation. Quand on « crache » sur quelqu’un, on n’exprime que du mépris.

    Dans une classe où les élèves maintenaient que le terme n’était ni pire ni meilleur qu’un autre et qui me reprochaient mon côté old school, j’osai: «Diriez-vous par exemple “le soir où j’ai été conçu, il y a quinze ans, mon père a craché dans ma mère” ou “hier soir,j’ai entendu mes parents baiser. Mon père a craché, et ils se sont endormis ?” » Ce qui revenait un peu à dire, vous n’êtes que des fils de gla­viots, des raclures de fond de gorge mélangées à un reste de morve. J’ai senti la violence de l’image secouer les travées. Certes,faire référence aux parents peut passer pour de la provocation facile, mais ils l’avaient bien cherché ; et surtout, le silence qui a ponctué ma phrase a démontré que j’avais fait mouche. Le mot « cracher », dans la couche parentale, ça fait tache. Déjà que les ados ont du mal à concevoir que leurs vieux aient une libido, ils les imaginent encore moins se cra­cher dessus en levrette ou missionnaire.

    Même les filles l’utilisent. «M’sieur, si j’ai bien compris, même si le keum il ne crache pas dans mon trou, je peux être enceinte… » Cracher dans le trou ! Là, c’est l’amour qu’on enterre, dix glaires sous terre… Le mot « cracher » doit disparaître du vocabulaire de la sexua­lité,parce que, traduit comme cela, faire l’amour relève plus de la baston de rue que du partage des émotions. On asso­cie, une fois de plus, l’autre à un produit de consommation, qu’on crache quand il a mauvais goût. Et puis, en général, une fois qu’on a craché, on se détourne par dégoût. On regarde rarement la cible de notre projection salivaire.On se retire, on se rhabille et on se tire en abandon­nant l’autre, souillé. L’amour,l’envie, le désir, ça doit faire saliver. En revanche, il vaut mieux garder son crachat pour les tombes. C’est plus érudit.


    2 commentaires



    Suivre le flux RSS des articles
    Suivre le flux RSS des commentaires