• Promenade nostalgique à Meillerie

    Meillerie est un des plus beaux ports du Lac Léman, situé du côté français, près d'Evian. Les bateaux, la jetée, la plage, des terrasses à la vue magnifique... Les promenades dans les montagnes qui la surplombent...
    L'une d'elle mène à ce que des écriteaux appellent « La Pierre à Jean-Jacques ». Un caillou découpé et un banc vert. Vue romantique sur les falaises, les forêts, le lac plus bas et au loin le paysage de la côte suisse où on reconnaît Vevey et Montreux. C'est ici où Saint-Preux venait observer de loin les mouvements de son ancienne élève,  Julie d'Etanges, sur l'autre rive, dans la propriété de Clarens. C'est là où il l'a amenée, mariée à un autre, pour une commémoration touchante de sa jeunesse. Ces scènes constituent les pages les plus célèbres de La Nouvelle Héloïse, le seul roman que Jean-Jacques Rousseau a écrit.
    L'amour malheureux, les effusions exaltées, la sensibilité de l'auteur et ses descriptions poétiques des paysages ont connu à l'époque un immense succès. Sur les traces du héros amoureux, la jeunesse romantique du XIXème a fait de Meillerie un lieu de pèlerinage. Byron, Shelley ont failli se noyer face au village, leur barque prise dans la tempête, réussissant de justesse à sauver leur exemplaire du roman. De Chateaubriand à Stendhal, tous les écrivains, tous les voyageurs en route vers les Alpes se devaient de faire un crochet par ici.
    Qu'est-ce qui reste de cet engouement ? La Nouvelle Héloïse n'est plus à la mode. Essayez de la relire ou de la lire si vous ne l'avez jamais fait. La vertu de tous les personnages nous laisse indifférent. La maternité irréprochable de Julie nous ennuie. Toutes ces lettres sont longues. Il n'y a pour consoler le lecteur que le charmant ménage à trois que finissent par constituer Saint-Preux avec sa maîtresse et le mari de celle-ci. 
    La modernité du roman est ailleurs : dans le paternalisme touchant de cette société idéale de Clarens, qui pose aussi les prémisses d'un totalitarisme absolu. 
    Pendant les vendanges, par exemple, le soir, tout le monde se réunit dans une salle où « la douce égalité rétablit l'ordre de la nature ». Egalité seulement d'apparence. « La présence de maîtres si respectés contient tout le monde. » Ceux-ci, d'ailleurs, gouvernent intelligemment. « Pour prévenir l'envie et les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux de ces bonnes gens qu'ils ne puissent retrouver chez eux. » Histoire de ne pas leur donner des idées. Le feu est allumé par un ouvrier désigné : « celui ou celle qui a fait ce soir-là le plus d'ouvrage ». Stakhanov ? Le dimanche, des jeux et des exercices collectifs entraînent au travail quotidien et obligent à la vertu. Et bien entendu : « S'il arrive à quelqu'un de s'oublier, il est congédié sans rémission dès le lendemain. »  Au goulag !
    Une société innocente ou une simple manipulation de tyrans masqués, acharnés à  faire rendre plus à leurs ouvriers, en laissant croire à une égalité de rôles, sinon de fait ? 
    Qu'en penses-tu, Pierre à Jean-Jacques ? Elle se tait. Délaissée, elle a regardé Meillerie fournir des cailloux à tous les bords du lac grâce à des carrières qui continuent leur activité aujourd'hui encore. Puis le village a perdu de son importance  et a failli se faire rayer de la carte de France. Il a retrouvé un développement grâce aux plaisanciers suisses stationnés dans son port à voiliers. Qui ignorent bien entendu que sur la « Pierre à Jean-Jacques », il y a deux cents ans, un jeune amoureux éperdu allait donner une célébrité fulgurante à la région...