• Les Mémoires de Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon

     Retour sur des lectures. Saint-Simon. Pendant plusieurs années, j'avais un rite quotidien : en lire quelques pages. Cette langue magnifique m'aidait à respirer. C'était une forte implication, à cause de l'amplitude et de la forme de l'œuvre. On n'entreprend pas les Mémoires du duc comme le dernier Mickey. S'attaquer à la gigantesque épaisseur de ce texte avec l'objectif de le lire comme un roman, c'est se retrouver très vite épuisé, perdu dans cette langue charriante, suffoquant comme le poisson sorti de l'eau. L'exercice, exigeant, demande une croyante à toute épreuve aux vertus de la littérature, et il récompense ceux qui le pratiquent par le cadeau d'une langue rare et la saveur virile d'un des plus grands prosateurs français.
    Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon, né en 1675 à Paris, mort dans le même lieu quatre-vingt ans plus tard, a eu très tôt comme ambition de rendre compte de toute la société de son temps. C'est ce qui explique que, dans les armées, il ait pris prétexte du premier avancement où il ne figurait pas pour abandonner la carrière des armes et revenir à la cour, au risque de se brouiller définitivement avec Louis XIV, qui pardonnait difficilement à ses gentilshommes les plus en vue de ne pas avoir envie de se faire tuer pour lui. 
    En réalité, le duc de Saint-Simon ne manquait pas de courage. Mais, tout habité par son projet d'écriture, il a fait un raisonnement simple : à l'armée, on a des renseignements de première main sur les campagnes, mais on ne sait rien de ce qui se passe à la cour. A la cour, au contraire, on est aux premières loges en ce qui concerne les intrigues et les événements de palais, et on en sait finalement autant sur les guerres que si on est sur place.
    Mais à la cour, justement, le monarque visait et réussissait à mettre la noblesse de son royaume à ses pieds, en supprimant tout son pouvoir effectif et en lui distribuant uniquement des charges honorifiques. Imbu de son titre de duc et pair, Saint-Simon va, toute sa vie, prendre la tête de la noblesse dont on supprime les prérogatives et réclamer de tous ses vœux et de toutes ses actions, contre la noblesse de robe qui envahit les ministères et les postes importants.
    Pour ça, il place ses oeufs dans plusieurs paniers. D'abord le petit-fils de Louis XIV, le duc de Bourgogne, intelligent, cultivé, réactionnaire et pieux. Quand le père de ce dernier meurt avant le roi, Saint-Simon, jubilant, est assuré de jouer un rôle important dans la politique du petit-fils. Hélas, celui-ci, sa femme et son héritier disparaissent à quelques jours d'intervalle, peut-être empoisonnés, laissant pour toute lignée un seul petit garçon : le futur Louis XV. 
    Saint-Simon a plus de chance avec son joker :  Philippe d'Orléans, le neveu de Louis XIV, un libertin accompli qui prend le pouvoir par intérim et devient le Régent. Mais sous son règne, les expériences politiques du duc se soldent par un échec qui laissera le champ libre à la bourgeoisie.
    Libéré de ses ambitions politiques, il ne reste plus au à Saint-Simon qu'à se retirer et à utiliser son impressionnante documentation pour accomplir enfin ce à quoi il a toujours aspiré. Alors, d'un trait dit-on naissent ces « Mémoires », un monument d'écriture et de subjectivité. D'autres diront : de partialité, d'injustice. Cette gigantesque fresque, ces portraits fameux, guidés par des sentiments de ferveur et d'aversion, dessinent une comédie humaine dans une langue fulgurante, vive, elliptique qui en fait une des choses les plus fortes jamais écrites en français.

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