• Le dernier vin, par Eric Masserey

    Eric Masserey, Une si belle ignorance (généalogies) et autres histoires Et voici, comme promis jadis, une histoire tirée du livre juste paru d'Eric Masserey, Une si belle ignorance (généalogies) et autres histoires (Campiche). Pour vous donner envie.

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    Le dernier vin

    Un pinot ancien s’aère et chatoie dans mon verre, rouge cerise, un peu ambré. J’attends. Au-delà de ma fenêtre, à cette heure tardive où je m’occupe de textes obscurs – écrivant, désécrivant – dans un foehn d’octobre encore tiède, je regarde courir la lune après les nuages et tacher les toits fuyants de la ville. J’attends que le vin soit prêt et m’accorde ces instants familiers, un peu étranges aussi car je ne reconnais pas toujours les mémoires fragmentées qui courent librement au fond de moi.
    La vigne qui donna ce vin n’avait pas été replantée depuis le phylloxera, seulement rajeunie ici ou là par quelques filles jetées un pas plus loin. Elle produisait du raisin avec parcimonie, semblable aux vieux êtres qui produisent peu de pensées. C’est là le dernier vin élevé par mon aïeul, un vin ancien par la vigne et par la cave.
    Quand j’étais enfant, j’allais dans ses grands tonneaux brosser le bois enivrant et la pierre à vin, luisante sous la lumière d’une lanterne comme un glacier sous la lune. J’allais aussi dans la vigne traîner autour des gros ceps noirs et tortueux issus d’une terre qui n’est que cailloux.
    L’aïeul serein devant sa mort et qui s’absentait peu à peu s’en allait avec une part vivante de mon enfance.
    Je bois seul ce soir. Et dans ce long goût que je parcours, dans le silence nocturne de cette ville qui me reprend toujours, je sais à nouveau qu’ailleurs… où était-ce ? A Dunhuang peut-être, avec la seule femme qui me manque ce soir, un jour de Pâques, un rouge, chinois pourtant, nous avait séduit. Mais je n’oublie pas d’autres alcools qui nous grisèrent aussi : à Siem Reap ce fut un cocktail bleu au Grand Hôtel d’Angkor presque désert, amoindri par la guerre et décati par les moussons. A Nairobi, un Bailey’s puis deux puis trois. Et dans nos escales, pendant que le voilier reposait immobile ou tirait sur son ancre, ce furent l’ouzo d’Agathonisi, un rhum aux Tobago, et les mélanges de Ciudadella où nous attendîmes de longs jours que se calme la tempête.
    Ensemble elle et moi, nous avons bu le pire et le meilleur dans des hôtels minables et parfois somptueux – non, toujours somptueux quand le monde se fermait sur sa nuit, libérant les sons et les odeurs qui flottaient jusqu’à nous, et jusque dans nos rêves… Là, nous nous sommes aimés ; là, aussi. Les temps abolis reviennent à moi comme s’ils ne m’avaient jamais quittés. En fait ils ne quittent rien, la conscience seulement les égare peu à peu, les libère ou les abandonne, qui sait ?
    La bouteille se vide et remplit le verre une dernière fois. Je dis « dernière »… mais je boirai encore, et encore avec elle à travers le monde des vins et des alcools qui m’enivreront un peu et me permettront un peu de paix. Qui n’auront pas d’autre pouvoir. Mais toutes ces images, ces sensations, ne revivront plus jamais tout à fait ainsi, à travers le chatoiement fini de ce vin.
    Qui maintenant n’existe plus.

    Lausanne
    Octobre

    Eric Masserey