• Entretien avec Jacques Tornay

    Et voici quelques questions à Jacques Tornay, un poète important et fertile (voir ici). Né en 1950 à Martigny, il est journaliste et traducteur et a également publié des nouvelles, des romans, des aphorismes, des biographies (pour la liste de ses ouvrages, voir ici). 

    A. B : « Je poursuis un idéal flûté... » écrivez-vous (dans Feuilles de présence). Cet idéal est manifestement poétique mais il réside aussi dans une présence au monde faite de retrait et d'attention au quotidien. Pouvez-vous nous parler de ces deux choses et des liens qu'elles entretiennent ?

    J. T. : J'aimerais être davantage présent à mes semblables, parce que je crois que l'on ne se connaît soi-même que par les autres. En même temps il y a un recul à prendre, pas forcément une distance, plutôt un espace de solitude qui permet à la fois de s'oublier un peu et d'éprouver une sorte de légèreté salutaire. Chez moi ça ressemble moins à de la méditation qu'à de la rêverie et je l'obtiens de plusieurs façons, par exemple en observant une rivière, du vent dans les branches, ou en refermant un livre aimé pour essayer de poursuivre dans ma tête la pensée de l'auteur. Mais lorsqu'on se retire en apparence du monde on n'en est pas absent pour autant, l'attention continue sauf qu'elle ne prend plus appui sur les corps, les objets, la matière. En fait, on ne peut pas tracer de ligne de démarcation précise, il arrive que les deux attitudes cohabitent dans un même instant.



                                                          Rivière

    A. B : On sent dans votre poésie une recherche d'apaisement, de sérénité, une envie d'« être à soi-même comme le chat assis sous le pommier », mais cette position zen est détruite par fulgurances. Vous éprouvez la certitude que « la sérénité est un continent inabordable ». Comment expliciteriez-vous cette tension ? Quelle est son importance dans votre pratique ? 

    J. T. : À mon point de vue la tension est inhérente à toute poésie qui se propose un but, car elle est le lieu où toutes les contradictions, les tiraillements, les enthousiasmes, tous les doutes, se rencontrent. L'écriture est une manière comme une autre de résoudre sa propre énigme, et même si au départ je n'écris pour personne, l'exercice n'aura pas été vain quand on me dit : «Ah, dans ce poème-là j'ai éprouvé quelque chose». Peu importe de savoir quoi, ce genre de constat est une récompense.
    La tension se manifeste avant tout par ce désir fou de vouloir tout exprimer, ne laisser aucune ombre, aucune angoisse ni aucun émerveillement hors de son champ d'action. Au bout du compte c'est impossible parce que nous sommes prisonniers d'une voix, d'un style, d'une langue, et de son temps personnel qui ne cesse de raccourcir... Même Fernando Pessoa n'a pas réussi à s'émanciper de ces contraintes d'identité, on retrouve sa griffe sous ses divers hétéronymes.
    Toutefois, grâce à sa brièveté, en principe, je perçois le poème comme un endroit privilégié où dire le maximum avec un minimum de signes. Ces fulgurances auxquelles vous faites allusion me viennent assez spontanément, si elles prennent une tournure laborieuse, j'abandonne, ce sera mauvais. Ce sont des soubresauts, des éclairs que je m'empresse de noter dans le calepin que je garde sur moi. Il n'y a rien de lisse tant qu'on est sur la Terre, le «zen» est une posture par nature éphémère, intenable sur le moyen terme. Je ne vois rien de simple et de facile, ni d'ailleurs de banal dans ce que nous sommes, chacun. Je suis toujours étonné de me trouver ici, maintenant, avec la possibilité d'entendre, voir, toucher, etc. et de pouvoir transcrire mes perceptions dans un ensemble de mots, avec des images et un rythme venus d'une partie de moi dont j'ignore tout. Chaque poème est une forme de miracle, demain matin cette faculté pourrait m'être enlevée par un accident ou simplement le manque d'envie. Comme l'amour, la poésie est un désir (j'allais dire désert !) à cultiver mais on ne peut présumer de rien.
    Il n'empêche, je ne serai jamais entièrement satisfait de mes résultats ; c'est égal, le livre nous appartient dans le temps de son élaboration, après, une fois publié, il se détache de son géniteur. À moins que je me trompe.

    A. B : Thème du retour en arrière dans le temps. « Mon enfance est une patrie... » Qu'est-ce que représente le passé pour vous ? Qu'est-ce qu'il apporte ? Et l'avenir qui apparaît soudain sous une forme un peu douloureuse ? 

    J. T. : Proche ou lointain, le passé est la seule chose que l'on connaît. Le présent est insaisissable, comme de l'eau à travers les doigts, c'est peut-être cela l'éternité. Quant à l'avenir, il nous reste inconnu et face à lui il me semble n'y avoir que deux options principales : le pessimisme ou l'optimisme. Notre devoir d'humains consiste certainement à espérer et à faire en sorte que les conditions du monde s'améliorent. En même temps nous assistons à toutes ces guerres, ces famines, ces calamités naturelles ou non qui dans nos pires moments nous portent à croire à une fatalité du malheur. Ces aspects-là entrent également dans le phénomène de la poésie, quelquefois ils en sont la cause et l'effet, regardons avec quelle force certains poètes ont écrit sous les dictatures du siècle écoulé. 

    A. B : Il y a aussi chez vous une quête introspective, mais qui semble passer par la découverte fortuite, la surprise, plus que par l'analyse et l'examen systématique qui sont des caractéristiques de la production suisse romande. Comment vous situez-vous par rapport à cette littérature ? Quelles filiations formelles, quelles influences revendiquez-vous ?

    J. T. : À dire vrai je ne lis pas tellement de littérature romande à part les livres que m'offrent mes amis écrivains, non par défaut d'intérêt mais je suis trop accaparé par les «étrangers» si ce mot a un sens s'agissant de littérature. Depuis toujours je consacre à la lecture en moyenne deux heures par jour, de façon disparate, sans méthode, j'aborde des auteurs très différents les uns des autres, la plupart sont morts depuis longtemps, et cette approche m'a empêché de subir une ou des influences marquées. Cela dit, en poésie le surréalisme de la grande époque a été une aventure exceptionnelle.  
    Lors d'un récent séjour au Québec j'ai découvert avec ravissement la vitalité de la jeune poésie francophone de plusieurs provinces canadiennes. Des poètes sud-américains m'ont emballé pareillement, ils ont un imaginaire que nous n'avons pas en Europe.Parmi mes confrères romands, ces derniers mois j'ai souvent sorti de ma bibliothèque l'un ou l'autre ouvrage d'Alexandre Voisard. Et puis, en 2006 j'ai eu un coup de cœur pour «L'Inadapté» de François Beuchat, paru aux Editions d'autre part. Vous aimez Robert Walser ? Vous aimerez de même François Beuchat, il a autant d'allure dans la phrase et d'étrangeté que lui. En plus, il est Biennois également... (Voir http://www.dautrepart.ch/)


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