• La Ville Sans Fin...

    Fond sonore : [ Six By Seven - Candlelight ]

     

    Je marchais dans la nuit, ce fichu 31 décembre aux environs de la Fin des Temps. Tristesse. Pour un soir de fin d'année, c'était plutôt sinistre, les rues désertes et froides, les quelques silhouettes que je croisais, pressées de disparaître dans l'ombre qui les avalait, bondissant comme des feuilles mortes emportées par un vent violent vers leur destin funeste et répugnant de fragments putrescibles. Je traçais ma route en espérant qu'ils crèvent, se dissolvent dans le passé, loin derrière, comme les souvenirs sales d'évènements qu'on avait pas souhaités. Je les oubliais aussitôt, heureux de ne pas avoir à les connaître ; je fixais devant moi le goudron rapiécé de la rue vide de bagnoles et de toute vie qui en vaille la peine, mouillée par la pluie qui crachottait sans parvenir à laver complètement les souillures et les quelques cadavres qui tombaient ça et là des fenêtres. Un monde comme ça ne finit pas proprement, il se désquame, se décompose, il perd de l'huile et se répand, dégueulasse jusqu'au bout. J'avais perdu tout idéal de pureté, tout espoir d'échapper à la décrépitude ambiante ; et pourtant je m'en allais, tout droit, le plus loin possible de tout ça. Je filais à travers la ville géante, petit poisson dans la grande rivière qui charrie l'immense masse amorphe de chairs pourries que laisse la toute fin des choses, remontant vers des aubes anciennes, imaginaires et complètement chimériques. Le lac des origines, la source d'eau claire jaillissant au sommet d'une colline verdoyante, ronde comme le sein d'une vierge... Mirages, fantasmes crétins de rêveur naïf, trop facile à berner ; mais conscient en même temps de la vacuité du rêve et de la mauvaise qualité de l'illusion, client tout de même parce que ça vous tient en mouvement de croire, d'essayer de croire. Choisir d'y croire quand même, par principe. Je voulais penser qu'au bout d'une rue, d'une avenue, d'un de ces Grands Boulevards éclairés jadis de mille lumières et aujourd'hui ternis par les lois nouvelles sur l'économie d'électricité, il y aurait peut-être quelque chose ou plutôt...rien. La fin géographique, le début de la vaste solitude inoccupée du monde sauvage ; même si je savais bien, au fond, que ça n'existait pas, c'est-à-dire plus, et depuis bien longtemps.

    Elle observait, par la fenêtre, mon périple idiot ; sirotant une coupe de champagne, les fesses posées de travers sur le rebord de la fenêtre. Elle fit coulisser la vitre, recevant en plein visage une bouffée de vent frais et humide. Le souffle d'un spectre qui aurait pris l'eau, pensa-t-elle, en s'habituant lentement aux frissons dans sa petie robe bleu électrique. Elle me suivait de haut, comme on observe un cafard sur un mur blanc, se repérant aux lumières qui s'allumaient sur mon trajet et s'éteignaient après - encore un méfait des mesures d'économie. La lumière vous suivait partout, vigilante et collante, et on pouvait vous regarder cheminer depuis les hauteurs, les structures, les bâtiments. Toute fuite au hasard était vouée à l'échec, la trahison immédiate. Elle enregistrait mon trajet dans sa mémoire, buvant sa coupe à petite gorgées distraites, et je n'essayais même pas d'écrire quelque chose. Je voulais partir droit devant, loin, au travers de l'enchevêtrement tortueux de voies parfois centenaires. Je serpentais comme une bille dans un labyrinthe, bing, bing, par rebonds.

    J'avançais toujours, traversant la ville sans fin ; une cité qui ne s'arrêtait jamais de croître, qui avait depuis des lustres bouffé l'espace disponible autour d'elle et croissait maintenant à la verticale. Plusieurs kilomètres au-dessus, des gens m'observaient peut-être de leur living-room, en se demandant pourquoi un unique individu jugeait bon de tracer son chemin futile à cette heure, si près de l'anéantissement total qui supprimerait toute vie, tout but, tout intéret à se déplacer. On mourrait là, à sa place, bien tranquille dans la certitude de la fin égalitaire et instantanée du monde, programmée par on-ne-sait-qui dont la rassurante omnipotence garantissait de toute erreur, de tout ratage dans la cessation des actualités. Certains avaient peur et se cachaient, d'autres attendaient en buvant des cocktails que les horloges s'arrêtent de compter les secondes, avec un brin d'euphorie. Pour un peu, ils auraient fait l'amour une dernière fois, comme les désespérés ; mais ç'aurait été risquer de laisser passer l'instant, l'ultime seconde, effacée dans le flou d'un début d'orgasme raté...non. Plutôt attendre. Regarder pour se distraire les lumières qui clignotent et s'éteignent dans la nuit de ce Nouvel An qui ne viendra jamais, avorté sans avoir commencé par une quelconque lubie du Divin. Et ce pauvre con qui s'enfuit sans demander son reste, et qu'on voit à des kilomètres parce que l'oeil de la ville le suit, l'éclaire, le désigne à la vindicte, à la moquerie populaire des condamnés au sang froid comme des reptiles. Certes, j'aurais pu prendre le métro ; à une époque, j'aimais bien, quand il était encore sombre et froid, vestige animé des catacombes depuis longtemps comblées. Mais c'était devenu un gigantesque tube néon, habillé de lumière et d'écrans simulant au plafond des oiseaux, des nuages sur fond de ciel d'azur ainsi qu'on en voyait plus, même dehors, même au sommet de la plus haute des tours d'immeubles de la ville-monde. Un univers souterrain honirique, scripté, programmé, où tout était chaud, sec et publicitaire. Les vitres-écrans des rames de métro t'accompagnaient de leurs messages dérisoirement consuméristes - penser à renouveler votre abonnement annuel à votre marque de soda préférée. Cadeau à la clef. Tous ces trucs à te faire bander, jusqu'à ce que tu tombes d'inanition, cerveau vidé du sang qui s'accumule aux extrémités pour toucher, activer, jouir de tout et de rien parce que c'est bien, c'est la mode, c'est hype. Mais jouir en pleine lumière, ç'a jamais été mon truc. Alors j'en reviens à la rue, la nuit ; reste encore ça qui n'a pas tellement changé. Mains dans les poches, bonnet vissé sur la tête, je fends l'espace de ma petite carcasse noire au visage blanc, pestant contre les flaques et contre tout ce qui passe à ma portée. Contre la fin qui n'arrive pas, contre l'horizon qui se renouvelle et s'emplit de toujours plus de murs et de lumières, au lieu du vide obscur que je cherche et qui n'est plus, maintenant, qu'une fantaisie de milliardaires. Une semaine dans les étoiles...

    Tout là-haut, elle suivait mon errance avec application, curieuse sans trop savoir de quoi. Oh, Dear... Se reflétait sur ses yeux la ligne brisée du chemin que j'avais parcouru, brillant en reflet, même après que les lampadaires municipaux se fussent éteints. I'm in love, songeait-elle. Mais de quoi ? De ce cheminement vague et sans aucun sens ?

    Certainement pas de moi. Je ne savais pas, je ne voulais pas savoir. J'en voulais trop au monde pour prendre le risque de m'arrêter ; j'avais trop peur de sa masse critique prête à s'effondrer sur ma gueule comme une vielle cathédrale qui voudrait piéger pour l'éternité ses derniers adeptes apeurés, tentés par l'attrait maléfique des liturgies extérieures mais que la crainte et l'instinct grégaire ont gardé cachés sous ses voûtes de pierre. J'avais préféré la fuite irrémédiable dans un Univers qui sans cesse se déplace et te suit, se recompose et te perds un peu plus à chaque pas. M'échapper comme une bille entre les doigts huileux d'un Destin dans les filets duquel, forcément, la gravité te fait retomber. Mais qu'importe, tu ne t'arrêteras jamais ; car au fond, tu as trop peur que cet Univers t'écrase, te dépasse, et puis qu'il continue sans toi.

    Et elle me regardait toujours. J'avais froid. Elle se pencha un peu, pour mieux voir ; une fine coupe de cristal vint s'écraser à mes pieds, dans un tintement presque irréel. Elle écarquilla les yeux ; je levai le nez au ciel. Au-dessus de moi, il y avait la nuit, et les dernières bouffées de chaleur prises dans mon manteau montaient comme un fin nuage de vapeur.

     

    Gatrasz.


  • Commentaires

    1
    Mercredi 9 Janvier 2013 à 05:22
    Errer humanum est
    Punaise, y'a pas à dire, qu'est-ce tu écrit magnifiquement ! A quand le premier roman ?
    2
    Mardi 15 Janvier 2013 à 00:47
    @T-B :
    ...merci ; j'y songe, mon ami, mais ma potentielle éditrice m'a plaqué en raison de mes convictions apolitiques :/
    3
    Mardi 15 Janvier 2013 à 19:03
    Le roman ?
    J'ai lu quand même, mais le fond d'écran ne s'y prête pas pour de vieux quinquets... Pitié GAT' Quelle belle histoire je plussoie T-B à quand le bouquin ?
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