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Chassepot [Episode 2]
Fond sonore : [ Crippled Black Phoenix - We Forgotten Who We Are ]
10 Novembre 2014, 13H.Au début de l'après-midi suivant en terrasse de la Brasserie de Loire, l'affaire a quelque peu progressé. Le rapport du légiste y est pour beaucoup, et Marcelin pour pas grand-chose - pour le moment. Constantin Chassepot n'a guère de raison d'être fier, mais tout en soignant sa digestion il se dit qu'il y travaille. Le reste de la journée sera laborieux, ennuyeux à mourir, fructueux sans doute aussi avec un poil de chance... Plus tôt dans la matinée, Chassepot et Marcelin faisaient le point autour d'un café après une courte nuit.
"Voilà ! Noir, sans sucre... L'autopsie est faite, Votre Seigneurie ?
-Elle devrait, Chassepot. Je suggère que nous allions botter les fesses du docteur sitôt la fin de cette cafetière.
-Au fait, qui nous a prévenu ? La femme de ménage ?
-Un peu après 20h ? Non, c'est une étudiante qui prenait des cours de rattrapage avec le bonhomme qui s'est inquiétee ; depuis deux jours il ne répondait ni aux coups de sonnette ni aux appels, mais sa voiture était devant le garage.
-C'est exemplaire, d'habitude c'est après plusieurs semaines que les gens s'étonnent. Il était prof ?
-D'Histoire, à la retraite. Niveau collège, mais apparemment c'était une sorte d'érudit local, un passionné de 1870 justement. Il devait tenir votre aïeul en grande estime, héhé... Bang ! Bang !
(De nouveau le geste de tirer au fusil)
-Ha ha... Y a-t-il une chance pour que ce surnom évolue, ou c'est une condamnation à vie ?
-Disons que si je te surprenais avec deux superbes blondes en situation de conclure, la signification pourrait à la rigueur changer. Mais sinon...non"
Les portes coupe-feu claquent derrière les deux policiers tandis qu'ils observent le sac mortuaire où repose le vieillard troué de balles qu'ils ont trouvé la veille. La fermeture éclair est remontée ; seules quelques bosses sous le tissus permettent de reconnaître qu'il s'agit d'un corps, sans plus de personnalité. Chassepot se dit qu'il aime autant, le spectacle de la veille est encore frais dans sa mémoire - traits figés par la douleur, doigts crispés comme les serres d'un oiseau, poitrine constellée d'impacts comme une victime de guerre.
"Vous aurez mon rapport ce soir, dit la voix du légiste depuis l'autre pièce. Mais je peux déjà confirmer la cause du décès.
Marcelin rigole.
-Multiples traumatismes perforants au thorax et à l'abdomen, infligées par des projectiles, provenant selon toute probabilité d'une arme à feu ? On est pas si bêtes, Docteur, même si le doctorat en médecine nous a bêtement échappé.
-Je vous laisse découper le prochain si ça vous intéresse. Non ?
-Allons allons, continuez votre speech ; j'attendrais bien votre rapport mais on a une sorte d'enquête à mener, mon collègue et moi.
-Vous m'en voyez ravi ! En tout cas, une chose que vous n'avez pas pu remarquer, c'est l'inhabituelle teneur en résidus de plomb dans les tissus avoisinant les plaies. Plusieurs côtes ont été cassées, et les résidus de projectiles retrouvés ne correspondent pas vraiment aux métaux habituellement utilisés de nos jours pour tirer sur les bêtes et les gens. Le calibre est inhabituel aussi, ce n'est pas un petit calibre de chasse ni du 9mm. Plutôt 11mm, voire même un peu plus.
-Vous pensez à une arme de guerre ? Si c'est le cas, ce vieux nous cache de drôles de secrets !
Chassepot s'éclairçit la voix et récite :
-Le fusil Chassepot 1866 est conçu pour tirer des balles de plomb cylindro-ogivales de 11.8mm de diamètre..."
Marcelin le considère, sans voix, avec l'air d'avoir pris un coup sur la tête.
La porte du bureau claque à faire trembler les murs. Constantin s'appuie contre le dossier de sa chaise, embarrassé, tandis que Marcelin envoie tout balader dans la pièce avec de grands moulinets des bras.
"Bien sûr, il a fallu que tu la ramènes ! Non, sérieusement, tu t'imagines que la hiérarchie va gober ça ? Un prof d'histoire à la retraite assassiné de 19 coups de fusil Chassepot 1866 ? C'est ridicule, à supposer qu'il existe encore une vingtaine d'armes de ce type en état de fonctionner dans le pays, et toutes réunies au même endroit pour faire feu sur un pauvre gars qui donnait des cours de rattrapage aux étudiantes du quartier ? On est pas dans un foutu roman policier, Chassepot !
-Alors peut-être un seul fusil...
-...à 19 reprises ? Avec chaque coup tiré - j'ai vérifié, oui - de face et à hauteur de poitrine ? Mais ça voudrait dire qu'on lui a tiré 19 fois dessus, avec des balles de presque 12mm de diamètre, avant qu'il se décide à tomber. Tu explique ça comment ?
-Il était peut-être immobilisé, drogué ?
-Aucune trace de liens, ça ne tient pas ! On verra ce que disent les analyses toxicologiques mais à voir son visage tordu, mon petit Chassepot, il avait quand même l'air de bien se rendre compte de ce qui lui arrivait. Pour moi, il a pris une rafale d'arme automatique, une mitrailleuse tout ce qu'il y a de moderne et tant qu'on aura pas retrouvé les projectiles ou le lieu du crime, on ne pourra faire que des conjectures idiotes. Vous saisissez ?"
Chassepot acquiesce à contrecoeur. Il le sait, que sa théorie du fusil de 1870 ne tient pas, mais il s'entête à voir les coïncidences, à se dire qu'il y a forcément un lien. C'est peut-être une histoire d'hérédité, l'envie que le nom d'Antoine Chassepot sorte dignement du dossier après s'y être mêlé par accident, juste parce que la victime collectionnait des artefacts militaires. D'un autre côté, l'hypothèse de Marcelin n'expliquait pas comment un instituteur de soixante-sept ans, honorablement connu du voisinage, se retrouvait tout à coup en présence d'armes de guerre automatiques. Enfin, si, il y avait toujours une possibilité.
-Il était peut-être en cheville avec des trafiquants ?
-Vas-y, Bang-Bang, développe ta lumineuse idée.
-Hé bien, les objets qu'il avait sous son lit, il peut les avoir trouvé seul ou bien les avoir achetés. Les antiquités sont l'objet de trafics : les clandestins les trouvent, les revendent, ils alimentent le marché et ça représente des sommes considérables.
-Et tu te dis que, tant qu'à faire, ils ont pu prendre la grosse tête et acheter d'anciens stocks d'armes de l'ex-URSS en échange de 2-3 monnaies et de casques prussiens ?
-Non, plutôt le contraire, en fait. Les antiquités comme occasion de se diversifier pour un réseau de grande envergure. Peut-être qu'il leur fournissait du matériel pillé dans les champs du coin.
-Peut-être bien, gamin. Mais j'aimerais qu'on trouve au moins la queue d'une preuve, un début de piste avant de s'emballer de suite avec le grand banditisme. Je vois déjà une chose à creuser : si le crime a eu lieu ailleurs, c'est qu'ils ont ramené le gars chez lui. La petite nana qui prenait des cours d'histoire dit qu'il a cessé de répondre deux jours avant qu'on le trouve, ça signifie que les voisins ont peut-être vu quelque chose dans les 48 ou, disons, 72 heures qui ont précédé, un truc anodin qui pourrait faire avancer la machine. Il est midi ; je suggère qu'on se mange un truc à la brasserie en bas de la rue, et on va poser nos petites questions aux bourgeois du quartier après. Ok ?
-Bang, Bang !" fait Chassepot en pointant deux doigts vers son aîné, sans néanmoins lui révéler l'idée qu'il vient d'avoir.
L'après-midi tire à sa fin lorsque Constantin prend congé, prétextant la nuit courte que l'enquête lui a fait passer. Les témoignages contradictoires des voisins ne pèsent pas lourd dans sa mémoire ; non parce qu'ils sont inutiles, en vérité certains ne manquaient pas d'intérêt aux yeux de Marcelin, mais parce qu'il creuse cette autre approche qui lui est venue après la visite à la morgue. L'adresse qu'il a relevée dans l'annuaire ne représente pas un gros détour sur le trajet vers son appartement ; le moment venu, il enclenche son clignotant et bifurque sur une voie secondaire.
Lorsqu'il pousse la porte, une sonnerie se fait entendre. Constantin Chassepot rentre la tête dans les épaules, un peu comme s'il était timide, et avance mains dans les poches vers le comptoir, indécis. En réalité ses yeux ne quittent pas la vendeuse, une jeune femme très rousse qui semble ravie de délaisser l'ennui et la pénombre à l'arrivée - croit-elle - d'un client.
"Bonjour ! lance la naïade, dont les cheveux en boucles serrées ondulent sur ses épaules et sur un pull de laine vert-pomme assorti à ses yeux. Que puis-je faire pour vous ?
-'soir ! Hum, j'ai vu que vous aviez tout un stock de matériel en vitrine, je peux vous demander de m'éclairer ?
-Volontiers, qu'est-ce qui vous intéresse ?
Elle est décidément très mignonne ; Constantin regrette assez d'être là pour l'enquête. Cependant, considérant qu'il n'est pas complètement en service et que la naïveté joue en sa faveur il enchaîne, regard innocent :
-Ces instruments, là, ce sont des détecteurs de métaux ?"
(à suivre)Gatrasz.
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