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Certains Philosophes parlent de Post-modernité, ou d’Hyper-modernité pour qualifier notre époque. Ceux de l’Ecole de Frankfort, et notamment Habermas, parlent quant à eux d’anti-modernité, de modernité inachevée, ou encore de proto-modernité.
Habermas distingue modernité sociale et politique, modernité artistique et culturelle, et modernité technoscientifique. Si les deux derniers peuvent être qualifiée de modernes ou même post-modernes, la modernité sociale et politique est jugée par Habermas comme inachevée, et comme allant à l’encontre de ce qu’est modernité.
L’idée de modernité prise en ce sens, revoie à la logique du progrès et de raison. Si nos sociétés ont beaucoup progressé en terme de maîtrise efficace, elles ont pourtant été à l’encontre d’une des promesses de la science, qui était d’améliorer la qualité de l’existence. On peut dire qu’une forme de la raison (la raison instrumentale, la Technique) s’est imposée et a mis au pas, écrasé les autres formes de rationalités (raison(s) sensible(s), en valeurs) et la pratique, le monde vécu, les situations de communication dans lesquelles se jouaient les médiations de sens et de symboles, c'est-à-dire en fait le monde des Gens. Les valeurs de l’Humanisme constituaient et s’organisaient en un discours du monde vécu, comme le relais des discours des Gens contre le cynisme et la cruauté du pouvoir. Ce discours était considéré comme une autre forme de la raison, comme « l’autre raison ».
Aujourd’hui, l’Humanisme est un discours moral de domination, une légitimation/justification de la domination, et un dispositif de domination. Il est passé du champ de la pratique, du monde vécu, à celui de la Technique et du Pouvoir.
L’inachèvement de la modernité réside, selon Habermas, dans la mise à l’écart du monde vécu, de la pratique, des gens. L’enjeu serait ainsi de contribuer à la production d’un véritable « espace publique », d’un lieu ou les pratiques et les mondes vécus pourraient communiquer et se donner les moyens d’améliorer l’existence de tous. Oscar Negt va quant à lui plus loin, en développant, contre le concept Habermasien d’espace publique « Bourgeois », celui d’ « espace publique oppositionnel » (Oscar Negt, L’Espace Publique Oppositionnel). « L’espace publique oppositionnel » serait celui de ceux qui ne sont pas comptés, pas écoutés, mais qui s’organisent pour exister contre le Pouvoir.
La limite de l’étude de la seule modernité sociale consiste dans le fait de considérer la modernité scientifique et la modernité artistique comme très avancées ou achevée. C’est assez clair lorsque l’on étudie le discours sur la technique et la science que tient Habermas Habermas, La Technique et la Science comme Idéologie). Selon lui, le problème de la Technique et de la Science n’est pas tant un problème interne à la science qu’un problème d’appropriation idéologique, par le pouvoir, mais aussi économique (intérêts porté envers certaines recherches et de financements en conséquence). Cette proposition est juste, mais insuffisante. Pour Marcuse, au contraire, la science n’est pas un champ autonome, séparé du monde social et culturel (Marcuse, L’Homme Unidimensionnel). S’il y a bien une culture scientifique, des termes et des concepts propres à la science, il y a aussi des schémas de raisonnement, et des manières de formuler les problèmes, qui, dans la science expérimentale, sont traversées par l’imaginaire social, par les évidences culturelles instituées, par l’idéologie, et l’analogie avec d’autres champs du monde social. C’est le cas lorsque l’on dit par exemple en biologie que les cellules sélectionnent les partenaires « les plus performants » avec lesquels ils vont se composer, ou encore lorsque l’on s’inspire des mythes et des imaginaires religieux pour essayer de dépasser par la technique les limites de la Nature. C’est ici que la rencontre entre la science et l’art, la connaissance et l’utopie, peuvent donner lieu à de nouvelles découvertes, de nouvelles possibilités, de nouvelles perspectives historiques. Elle peut ainsi amener la production d’un discours du changement, d’un discours de subversion.
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Avant d’entrer dans l’analyse de l’extrême droite contemporaine, il convient tout d’abord de s’entendre sur ce que l’on nommera par « fascisme ». Sur ce point, il y a plusieurs définitions.
La première concerne le mouvement historique s’étant développé dans l’Italie de l’entre-deux guerres. La seconde désigne quant à elle les mouvements ou régimes à prétention dictatoriale, nationaliste, totalitaire, autoritaire, répressive et violente, et inclut par conséquent le nazisme. Elle n’inclut pas le Léninisme ni le Stalinisme, car les mouvements fascistes se sont affirmés comme fortement hostiles à la lutte de classe et au communisme, constitués comme mouvements contre-révolutionnaires de droite, favorables à une réconciliation entre classe ouvrière et patronnât, dans le cadre d’un capitalisme national en concurrence avec les autres capitalismes nationaux.
Nous partirons, quand à nous, de la définition qu’a pu élaborer Théodore W. Adorno. Dans les années 50, Théodore W. Adorno réalisé une étude de psychologie sociale sur la personnalité autoritaire dans le cadre du programme d’étude de l’Ecole de Frankfort sur l’émergence du fascisme et du nazisme. Plus de 2500 questionnaires ont été remplis par des étudiants, des ménages de classe moyenne et des ouvriers.
Cette étude consistait dans la mise à jour de la structure caractérielle des personnes réceptives à l’antisémitisme et susceptibles d’adhérer au fascisme. Il s’agissait d’élaborer un instrument capable de mesurer la potentialité de réceptivité au fascisme. Cet instrument de mesure du potentiel d’adhésion au fascisme fut appelé « échelle F ». Cette échelle contenait plusieurs variables :
- Le Conformisme : fort attachement aux valeurs dominantes de la classe moyenne. Comportement et apparence extérieure correcte, insistance sur la propreté, ardeur du travail, goût du succès.
- L’Ethnocentrisme : repli sur le groupe d’appartenance, et mépris des groupes extérieurs.
- Le Pessimisme Anthropologique: anti-humanisme cynique, tendance à penser que le monde est composé de mouvements dangereux, que l’autre constitue une menace, un ennemi, a penser que les hommes sont mauvais par nature et qu’une instance suprême doit s’imposer à eux pour les diriger et leur permettre d’accomplir quelque chose de positif.
- L’Autoritarisme : besoin excessif d’autorité, pensée soucieuse de hiérarchie. Chacun doit être à sa place et remplir le rôle qu’on lui donne. Soumission absolue au normes et valeurs du groupe d’appartenance. Agressivité se traduisant dans une volonté de rejeter, condamner, réprimer et punir ceux qui ne respectent pas les normes et valeurs conventionnelles.
- Le Besoin de démonstration de Puissance : besoin de donner des preuves de virilité, de dureté. Soucis exagéré pour les rapports dominants/dominés, leader/suiveur, fort/faible. Forte identification aux figures de la domination. Rejet de la sensibilité, de la douceur, de l’imagination, de l’autoréflexion. Méfiance exagérée à l’égard des « débordements » sexuels, notamment l’homosexualité.
- Le Mysticisme : tendance à penser que le destin de la personne est régi par des puissances supérieures.
D’un point de vue psychanalytique, la personnalité fasciste se compose d’un « moi » faible, d’un « ça » étranger au moi, c'est-à-dire d’une tendance à redouter les pulsions et a vouloir les contrôler où les réprimer, d’un « surmoi » extériorisé, placé dans le groupe d’appartenance, les instances suprêmes, la personne du chef.
La définition du fascisme élaborée par Théodore W. Adorno nous apparaît comme la définition la plus perfectionnée, bien qu’elle soit incomplète, notamment en ce qui concerne la question de la Raison (de manière très paradoxale, le fascisme se caractérise idéologiquement par un profond rejet de la raison scientifico-technique, tandis que dans la pratique, ce sont principalement les régimes fascistes qui ont poussé cette forme de la raison jusqu'à son paroxysme). Néanmoins, cette définition, ne se limitant pas à l’étude des mouvements et des événements historiques, ni à une simple condamnation morale du fascisme, parvient à identifier ce qu’est le fascisme en tant que subjectivité. Elle permet ainsi de connaître et de comprendre la manière dont s’articule la structure idéologique et normative du fascisme, ainsi que des déterminismes psychosociaux à la base de cette adhésion. Or c’est en se saisissant de cette structure idéologique et normative que nous pourrons développer des outils et une critique permettant de faire reculer le fascisme, de le dévoiler comme une fausse opposition au système.
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1 L’Evolution selon Charles Darwin
Nous ne nous étendrons pas sur la théorie de l’Evolution de C.Darwin, ni ne renierons le principe d’évolution génétique des espèces qu’il a pu mettre a jour. Nous nous contenterons ici de rappeler ses principes fondamentaux. Dans De l’origine des espèces par voie de sélection naturelle, Darwin pose le fait que les espèces évoluent par « voie de sélection naturelle », dont les prémices sont les suivants :
- Il existe dans la nature un état de pénurie mettant en concurrence les différentes espèces, ainsi que les membres de ces espèces, pour l’appropriation des ressources nécessaire à leur préservation et/ou à leur expansion.
- Seules les espèces les plus performantes, les plus adaptées, évoluent, tandis que les autres sont vouées à disparaître.
- Parmi les espèces, il existe des spécimens mieux dotés que d’autres. Ils disposent de certaines caractéristiques physiques leur conférant un avantage en situation par rapport à leurs congénères. Ils sont plus imposants physiquement, plus souples, plus rapides, plus forts, ont des mâchoires plus développées, etc.
- Il s’opère donc un processus de sélection au sein de chaque espèce, du fait que certains membres disposent, du fait de leurs propriétés génétiques, d’une plus grande aptitude à survivre et à se reproduire.
D’inspiration Malthusienne, Darwin postulait également que :
- Tandis que les espèces (ou les membres des espèces) les moins adaptées disparaissent, les espèces (ou les membres des espèces) les plus adaptables se développent jusqu'à un certain seuil de saturation, au-delà duquel elles ne peuvent disposer des ressources nécessaires à leur survie. A ce stade, l’espèce peut diminuer numériquement, muter pour s’adapter au milieu, ou disparaître (ce qui signifie qu’elle était devenue incapable de s’adapter à son milieu).
Si Darwin reconnaissait l’existence de phénomènes d’entraide et de solidarités animale spontanées, il les considéraient néanmoins comme des phénomènes marginaux du processus d’Evolution, dont l’élément déterminant était pour lui le processus de sélection.
2 Le Darwinisme social ou la récupération droitière de la théorie de l’évolution
L’expression « Darwinisme Social » est une invention du philosophe Herbert Spencer, contemporain de Darwin. Tandis que Darwin s’est fermement opposé à l’application de ses théories biologiques à l’analyse des sociétés humaines, Spencer s’en servit pour interpréter les phénomènes sociaux comme lutte pour la survie dans lesquels seraient sélectionnés les plus aptes.
Selon l’idéologie Evolutionniste de droite, aussi appelée « Darwinisme Social », les hommes, comme les autres espèces animales, sont nécessairement en concurrence les uns avec les autres, et entrent en lutte les uns contre les autres pour assurer leur survie ou améliorer leur existence. Telle est leur nature profonde. La civilisation, l’économie capitaliste, sont ainsi considérés comme le fuit de l’évolution, et en tant que tel, comme le reflet de l’état de nature, de la nature authentique de l’homme. Les plus évolués atteignent ainsi les plus hautes positions sociales, tandis que les moins évolués se retrouvent en bas de l’échelle sociale. L’inégalité et l’injustice entre les hommes sont ainsi justifiées par l’idéologie scientiste dérivée de la théorie de l’Evolution.
Les courants les plus à droite sur le plan économique (ultralibéraux et libertariens) considèrent, dans la lignée de Spencer, que l’intervention de régulation étatique, sur le plan économique et dans la prise en charge de missions sociales, constitue un frein en matière d’évolution. Le rôle de l’Etat, pour ces courants, se limite au fait de garantir les fonctions de sécurité minimales, tandis que le « marché » doit pouvoir se développer librement. Or la concurrence « libre et non faussée » engendre nécessairement des inégalités. Du fait de la concentration capitaliste, elle a tendance à générer des oligopoles et des monopoles, a mettre en concurrence de la main d’œuvre afin de baisser le « coût » du travail, a dégrader le climat, a piller de manière immodéré les ressources naturelles, particulièrement celles des pays pauvres, a rendre les populations paupérisées plus vulnérables. Toute l’activité de la classe dominante est tournée vers sa propre préservation, au détriment du reste de l’Humanité, qui doit, pour rester servile, être maintenue en situation de précarité matérielle et de soumission idéologique. A terme, avec le poids du temps, du capital transmis de génération en génération, il ne s’agit même plus de sélection naturelle, mais de reproduction sociale et historique de la domination, d’une classe sociale qui se maintient, en plus de la possession du capital, de l’Etat, des outils de soumission physiques et idéologiques, pas le poids de la tradition et de l’habitude, la force de la normalité apprise.
Cette conception était notamment celle du front national à l’origine, lorsque celui-ci se cantonnait à un simple rôle d’opposition de droite, dont il n’entrevoyait pas de possibilité d’accéder au pouvoir. Le changement d’orientation récent du FN, consistant dans l’abandon d’un libéralisme reaganien, jadis prôné par lepen père, pour une logique plus keynésienne développé par lepen fille, s’explique très logiquement. Profitant de la situation de crise économique mondiale, le FN y perçoit une possibilité d’accéder au pouvoir. Or pour y accéder, il est nécessaire d’obtenir le consentement d’une grande partie de la population, notamment celui des classes populaires, qui, du fait de leurs situations socioéconomiques, seraient plus enclin à se tourner vers la gauche. Le Keynésianisme n’est ainsi qu’un moyen temporaire pour gagner le consentement de la population et prendre le pouvoir. Sur le long terme, il s’agirait d’affaiblir les classes populaires et de revenir à l’Etat régalien pour protéger la bourgeoisie nationale.
L’Evolutionnisme d’extrême droite s’inscrit donc en continuité de celui de la droite. Il trouve néanmoins sa spécificité dans le fait de poser la problématique de l’évolution non seulement sur une base socioéconomique, mais aussi territoriale (nationale, continentale) ethnique, culturelle ou civilisationnelle (espace territorial, ethnique et culturel). Il mélange les dimensions biologiques et les dimensions sociales : l’évolution concerne à la fois la production d’êtres dominateurs sur le plan physique, mais aussi dominants intellectuellement, économiquement et socialement. Il est légitime, selon cette conception, que la civilisation la plus évoluée domine les autres et que les êtres les plus évolués de cette civilisation dominent les autres les moins évolués ; dispose des territoires les plus favorables, des ressources les plus avantageuses, de privilèges particuliers, et soient valorisés socialement, matériellement et symboliquement ; que les plus faibles soient éliminés, soit directement (le Nazisme), soit indirectement (le Malthusianisme). Cependant, il ne s’agit pas d’une « Théorie » de l’Evolution par voie de sélection « naturelle », mais d’une « idéologie » de l’évolution par sélection « volontaire et contrôlée », pouvant aller des politiques (anti-) sociales « soft » à l’eugénisme.
Si l’évolutionnisme de l’extrême droite constitue une extension de l’évolutionnisme de droite, cette extension le place néanmoins en contradiction radicale avec ce dernier. L’idéologie évolutionniste du capitaliste libéral se limite au champ socioéconomique. Se limitant à une dynamique non structurée par des valeurs rigides et totalisantes (la thèse de la « cage d’acier » de Max Weber), elle se trouve en mesure de faire preuve d’adaptabilité et de souplesse quant aux évolutions socioculturelles, de mœurs. Elle intègre et se nourrit des différences émergeant au sein de divers groupes sociaux, y trouvant la source d’un renouvellement constant favorable à sa dynamique marchande. Au contraire, le capitalisme d’extrême droite est incapable d’une telle dynamique. Du fait de sa rigidité en ce qui concerne les mœurs, il doit nécessairement réprimer et exclure.
Il est certes juste de critiquer la dynamique marchande du capitalisme et ses effets désastreux, tant en termes de dégradation de la Nature que de dégradation de la sociabilité, cependant, sans cette dynamique marchande, le capitalisme n’a pas de raison d’être, et personne, si ce n’est la bourgeoisie capitaliste, ne trouverait un intérêt à y participer. La critique que formule l’extrême droite à l’égard de la « modernité », lui reprochant d’avoir entravé un ordre naturel harmonieux, n’a pas d’intérêt au regard de l’évolution, dans la mesure où il est question d’un capitalisme d’austérité et de stagnation articulé autour d’un ordre hiérarchique et éliminatoire.
3 Théorie scientifique ou idéologie ?
Le « Darwinisme social » ne constitue pas une véritable théorie scientifique, mais plutôt une croyance et une idéologie. L’usage de la science comme justification de l’idéologie dominante, ou comme tentative de légitimation de la critique sociale, est un phénomène récurrent dans l’histoire des sciences. Ce phénomène ne s’applique pas qu’a la théorie de l’Evolution. Il s’est également produit au sein de la psychologie, notamment en ce qui concerne la théorie Freudienne. S’y sont notamment affrontés des courants conservateurs (Jung) et des courants progressistes révolutionnaires (Freudo-Marxisme). L’enjeu de ces débats n’est pas tant d’établir une vérité scientifique, que de discuter de la place que les théories scientifiques doivent occuper dans la société, de ce qu’elles indiquent comme perspectives d’avenir, des limites qu’elles y posent et des perspectives qu’elles peuvent ouvrir. Loin de s’agir d’une « perversion » de la science, il est plutôt question d’une lutte politique pour la vérité. Les groupes dominants cherchent à garantir la continuité de leur domination en mobilisant les outils qui normalisent cette domination, et leurs opposants s’approprient des contenus scientifiques pouvant démontrer la contingence de la domination établie.
Dans cette lutte politique, la science n’est qu’un objet par défaut, tout comme peuvent l’être l’histoire, la religion, les valeurs dominantes de la République et de la Démocratie. Le pouvoir s’empare de ce qui est structurant dans la société, et par conséquent qui est à même de le renforcer. Les classes dominantes interprètent spontanément les théories scientifiques en fonction de la vision qu’ils ont de l’existence, de ce qu’elles considèrent comme normal ou naturel. De la même manière, elles s’emparent des contenus scientifiques qui correspondent à cette vision du monde, ou les adaptent pour qu’ils s’y insèrent. La domination capitaliste produit ou s’approprie des contenus considérés comme légitimes qui vont justifier une logique de concurrence et d’enrichissement personnel, ou bien adapte ces contenus pour qu’ils justifient cette logique. On peut ainsi constater ce phénomène en ce qui concerne le protestantisme. L’éthique protestante considérait en effet la richesse matérielle comme un signe d’élection, et encourageait ainsi les hommes à adopter une attitude concurrentielle dans une perspective d’enrichissement individuel. Elle constituait, tout comme la théorie de l’évolution, une forme de légitimation de la domination capitaliste où la concurrence constitue un phénomène central. Nature dangereuse et hostile, pénurie, situation de lutte sauvage pour l’existence, concurrence, compétition, valorisation de la force, de la brutalité et de l’intelligence comme composantes de la capacité à soumettre, soucis de hiérarchie, de préserver les « meilleurs », volonté de laisser disparaître les plus « mauvais » plutôt que de modifier les conditions structurelles et de les doter de la capacité de s’améliorer : on retrouve, dans l’éthique protestante, tout comme chez Malthus et Darwin, les schèmes de l’imaginaire social de la domination telle qu’elle s’est développée dans la culture occidentale, et donc la même possibilité pour la domination capitaliste de s’en emparer et d’en user comme outil de légitimation des politiques socialement injustes. Cette domination puise donc les outils nécessaires à sa légitimation dans les productions de la pensée issues de l’ensemble de connaissances culturellement dominant. Dans une société où domine l’enchantement religieux, le capitalisme se trouve des justification religieuses, tandis que dans une période de désenchantement religieux, il doit trouver sa légitimité ailleurs, dans ce qui s’affirme comme système de croyance dominant. Lorsque la science prend une telle place, la domination capitaliste va puiser au sein de la science pour s’auto justifier, et va ainsi instrumentaliser une théorie scientifique à cet effet.
4 La critique de Kropotkine
En 1902, Pierre Kropotkine, théoricien révolutionnaire anarchiste et biologiste reconnu, publia un essai intitulé L’entraide, un facteur de l’évolution. L’objet de cet essai était, comme sont titre l’indique, de démontrer que l’entraide constituait un facteur déterminant de l’évolution, et non un simple fait marginal, comme l’envisageaient Darwin et ses continuateurs. La critique de Kropotkine, s’appuyant sur un certain nombre d’observations, aussi bien éthologiques qu’anthropologiques, entendait démontrer la place prédominante des phénomènes d’entraide et de solidarité dans le processus d’évolution. Si Kropotkine reproche à Darwin d’avoir sous-estimé la place des phénomènes d’entraide sur le plan biologique, sa critique déborde largement du cadre strictement scientifique pour se placer ensuite sur le plan politique. Elle s’adresse davantage aux idéologues de la domination capitaliste (philosophes, économistes, sociologues), et plus particulièrement à ceux qui se sont appuyés sur les thèses de Darwin pour légitimer des théories de la domination, de la sélection, de l’exploitation et de l’élimination. Elle s’oppose à une vision guerrière de l’existence, envisagée comme lutte perpétuelle de tous contre tous pour la survie, au sein de laquelle l’autre serait systématiquement envisagé comme une menace (« l’homme est un loup pour l’homme »). Pour Kropotkine, ces moments reflètent moins des moments de l’évolution que des périodes de crises anecdotiques dans le fonctionnement normal de l’évolution. Il souligne de plus que c’est dans l’association, la coopération entre ses membres, que les espèces, les groupes sociaux, les sociétés humaines, trouvent les meilleures ressources pour assurer leur survie, tandis que dans la guerre mutuelle, elles se rendent vulnérables et prennent le risque de disparaître. D’une théorie biologique, on passe donc, chez Kropotkine, à une théorie du développement économique et social, au cœur de laquelle les phénomènes d’entraide et de solidarité prennent une place prépondérante, mettant l’accent sur les échanges volontaires et réciproques de ressources, de moyens de production et de connaissances, comme condition de l’amélioration qualitative de l’existence pour tous les Hommes. Il s’agit en finalité d’une critique politique, s’opposant à l’appropriation des ressources, des savoirs et des moyens de production par des minorités, à l’organisation volontaire d’une économie concurrentielle basée sur la rareté et l’accumulation privée, donc d’une critique anticapitaliste visant le développement de formes de collectivisation, de partage et d’entraide comme forme sociale motrice de l’évolution humaine.
5 L’entraide chez les « solidaristes » : déviation fallacieuse de l’Entraide ou fidélité au Darwinisme Social ?
Contrairement à l’idéologie qui domine au sein de l’extrême droite, selon laquelle les plus faibles doivent être éliminés, les courants « solidaristes » d’extrême droite reconnaissent l’existence de phénomènes d’entraide, les considèrent comme producteurs de valeur et tentent ainsi d’en faire la promotion. Cependant, cette forme d’entraide est inégalitaire. Elle reconnaît le besoin de solidarité lié à l’inégalité des conditions, certes, mais le but de cette solidarité n’est pas d’aboutir à une situation d’égalité sociale. La solidarité est intégrée dans une logique hiérarchique qui la neutralise et en fait un outil pour la domination capitaliste. Le salarié doit être solidaire de son patron, le citoyen doit être solidaire de son Etat, le patriote de sa patrie, contre les autres entreprises, Etats, patries. Dans cette logique, l’être singulier est nié, n’est pas reconnu pour lui-même, mais uniquement d’un point de vue fonctionnaliste et utilitariste, en fonction de ce qu’il apporte à l’entité collective, l’appareil productif. La solidarité n’a pour fonction que de permettre à l’appareil productif de fonctionner de manière optimale. Si elle ne le permet pas, alors elle n’a pas d’intérêt pour les solidaristes. Ensuite, la solidarité se joue au niveau d’un groupe restreint, qui se trouve nécessairement pris dans une situation d’antagonisme et de concurrence avec d’autres groupes (entreprises, nations), pour l’appropriation des ressources et du fait de sa volonté d’expansion illimitée. Cette base de concurrence économique comprend dans ses conséquences une logique d’élimination des plus vulnérables. La manière dont l’extrême droite solidariste mobilise le concept d’entraide est à l’antipode de ce que Kropotkine a tenté de mettre en valeur à travers ses travaux. En effet, l’entraide était un concept qui entendait démontrer la validité des comportements généreux dans le cadre de l’évolutionnisme, et qui était censé travailler dans le sens de la construction d’une société plus égalitaire. En cela, le solidarisme correspond davantage à un darwinisme social réaliste, pragmatique. Il conserve à la fois ses aspirations de grandeur, sa vision idéaliste du progrès et de l’évolution (celle-ci étant perçue à travers les « grandes réalisations » du collectif : ses productions intellectuelles et artistiques, ses prouesses techniques et non en fonction de l’amélioration de la qualité de l’existence pour tous ses membres) son cynisme utilitariste et misanthrope. Ce n’est donc pas parce que l’on mobilise le concept de solidarité que l’on se situe du coté de l’égalité et de l’amélioration réelle des conditions l’existence. Comme le prouvent les courants solidaristes d’extrême droite, elle peut très bien constituer le moyen de faire perdurer des régimes d’exploitation et d’oppression.
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Pourquoi faut-il construire une alternative au Front de Gauche ?
Il apparaît clairement que le Front de Gauche se présente davantage comme un Front « Politique », cartel électoral, que comme une force qui se veut active sur le terrain social. Or il ne peut y avoir de changement social réel, ni d’émancipation, par la seule conquête des appareils politiques, ni par la délégation de pouvoir à un sauveur providentiel. Un changement social efficace est un changement plus diffus, s’incarnant dans les pensées et les pratiques, porté par une multiplicité de mouvements issus de la société. De plus, le Front de Gauche est aujourd’hui contrôlé par deux organisations fondamentalement autoritaires (PCF et le PG) sourdes, voire hostiles à l’égard des exigences de démocratie libertaire nécessaires à toute perspective d’émancipation sociale. Enfin, parce que le Front de Gauche est anti-libéral, et même plutôt anti-néo-libéralisme. Il remet en cause les « abus » du capitalisme financier, mais maintient l’illusion d’un bon capitalisme industriel, pourvu que celui-ci soit régulé, moralisé, par l’Etat. Il s’agit d’un Keynésianisme de gauche. Or rappelons le, le Keynésianisme est une théorie économique qui à été produite par un libéral, en vue de sauver le libéralisme et le capitalisme. Le Front de Gauche (PCF/PG), ne remet pas fondamentalement en cause la propriété privée des moyens de production, la question de la valeur (d’échange, d’usage), les différences salariales, ainsi que les structures symboliques qui leur servent de justification. En cela, il élude la critique du capitalisme au profit d’une simple critique du néo-libéralisme, et légitime par omission un système de domination de classe et d’exploitation.
Ne pas faire entendre d’autres voies et laisser au Front de Gauche le monopole de la critique sociale constituerait un recul pour le mouvement social lui-même. Il marquerait à la fois le renoncement aux perspectives libertaires d’émancipation, et à une critique radicale du capitalisme, de sa dynamique destructrice et de sa symbolique asservissante. Par conséquent, il est nécessaire qu’apparaisse, en parallèle du Front de Gauche, un autre Front qui intervienne directement au niveau de la société, qui défende les principes de démocratie libertaire et énonce une critique radicale du capitalisme.
Que pourrait être un « Front Social Anticapitaliste » ?
Le Front Social Anticapitaliste est l’idée d’un front unique sur le plan social rassemblant (ou ouvert à) toutes les tendances de la gauche radicale et incluant différentes formes organisationnelles ou non : partis, syndicats, associations, collectifs, personnes non organisées, scientifiques, intellectuels, artistes. Il ne s’agit donc pas d’un front « politique », d’un cartel électoral, tel que le Front de Gauche, mais d’un travail en commun mené directement, au niveau de la société, des luttes sociales et de la vie quotidienne, par différents acteurs du mouvement social.
Le Front Social Anticapitaliste se construirait sur la base des principes et des perspectives de progrès social héritées des différentes formes de contestation des sociétés capitalistes et répressives : le mouvement ouvrier, mai 68, le courant de la négritude, le féminisme, les mouvements écologiques, l’Altermondialisme, ou, plus récemment, le Mouvement des Indignés pour une « Démocratie Réelle Maintenant », le Mouvement Anonymous (défense des libertés sur le web). Il interviendrait dans l’intégralité des luttes sociales et écologiques, sur une base de démocratie libertaire et d’auto-organisation. Il aurait également pour objectif de permettre l’expression de la parole de chacun, et de favoriser le développement de la réflexion sur le plan individuel comme sur le plan collectif. A coté des pratiques militantes plus classiques, le Front Social Anticapitaliste laisserait également place aux initiatives militantes originales et créatives (romans, BD, performances artistiques, intervention sonores, musicales, théâtrales, mimes et danse, etc.).
Il ne s’agit donc pas d’un simple rassemblement des radicaux pour célébrer leur radicalité, mais d’une initiative de rassemblement visant à soumettre à la critique la société capitaliste et ses alternatives, et à proposer une autre voie possible, une voie de progrès social et d’émancipation pour tous.
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I L’IMPASSE SOCIALE-LIBERALE ET LES ENJEUX D’UNE OPPOSITION DE GAUCHE
1 L’impasse du social-libéralisme et de la gauche d’Etat
Le problème de la sociale démocratie, de la gauche modérée et réformiste, a toujours été de limiter, de réprimer, de retenir, la poussée des mouvements progressistes se situant à sa gauche. Cette attitude semble caractéristique de la gauche d’Etat. L’exemple qui illustre le mieux cette logique de la gauche d’Etat est peut-être celui Lénine lui-même. Durant la période ou le parti bolchevik était au pouvoir, il écrivit un pamphlet intitulé La maladie infantile du communisme, le gauchisme, qui constituait à la fois une justification de la politique répressive menée par le parti Bolchevik en URSS contre les mouvements de la gauche progressiste et libertaire, mais aussi un dispositif répressif en soi. La répression de la gauche progressiste et libertaire était justifiée au nom de la nécessité de protéger les acquis du régime d’une contre-révolution de droite. C’est dans cette lignée que se sont inscrits les staliniens et la majorité des partis communistes s’inscrivant dans une logique de conquête du pouvoir d’Etat. Pour garder le contrôle sur la classe ouvrière, ces organisations ont développées une pratique de marginalisation systématique des mouvements d’émancipation. Elles développaient d’un coté tout un vocabulaire et un imaginaire stigmatisant, ayant pour objectif de discréditer les mouvements d’émancipation (ceux-ci étant qualifiés de petits bourgeois, de socio-chauvins, de socio-traîtres, etc.) et de l’autre, donnaient raison à la répression étatique envers ces mouvements, et n’hésitaient pas à l’occasion de les réprimer elle-même, comme ce fut le cas en mai 68.
Si l’on ne peut assimiler Hollande et le PS au PCF, ou même à Lénine, cette comparaison permet néanmoins de comprendre la manière dont le gouvernement PS, ainsi que des organisations comme le PCF ou le Front de Gauche peuvent agir lorsqu’une force issue de la gauche se trouve au pouvoir. Il est fort probable que le gouvernement PS essaiera de limiter ou de reporter la réalisation des revendications de la gauche afin de ne pas déstabiliser l’équilibre social-libéral qu’il a réussi à établir, et risquer un retour en force de la droite. Il sera ainsi nécessaire, dans une perspective de progrès social, de construire une opposition de gauche au gouvernement PS, mais reste à savoir sur quelles bases cette opposition pourra se construire.
2 Sur quelles positions la gauche doit-elle s’opposer au gouvernement PS ?
Il ne fait aucun doute que le gouvernement PS n’a ni les moyens, ni même l’intention, d’inverser le rapport de force qui nous oppose au monde de la finance. Au contraire, c’est le même sort que la Grèce, l’Espagne, l’Italie et le Portugal qui nous attend à terme avec la logique dans laquelle s’inscrit le gouvernement PS. Par conséquent, c’est à l’opposition de gauche que reviendra la tache de défendre la mise au pas du monde de l’industrie et de la finance, l’abolition de la dette et l’abandon des politiques d’austérité.
Le rôle de la gauche progressiste devra rester la défense des impératifs d’égalité et de liberté. Sur ce point, il nous faudra même être plus précis, puisque le gouvernement PS, plus que l’UMP, défend une conception qui lui est propre de la liberté et de l’égalité. Pour les libéraux, l’égalité est l’égalité « des chances », et la liberté s’incarne dans la liberté d’entreprendre et le libre échange. Pour la gauche, il s’agit d’une égalité de fait, c'est-à-dire de droits ET de conditions d’existence, et d’une liberté qui ne peut prendre forme qu’au-delà des nécessités matérielles et sociales, notamment au-delà des contraintes de la concurrence capitaliste et du travail obligé. Le rôle de la gauche d’opposition sera ainsi de défendre l’égalité juridique en ce qui concerne la liberté de circulation des gens, la régularisation des sans-papiers, la protection des immigrés, des réfugiés, des minorités ethniques, culturelles, la libre détermination des préférences sexuelles, l’accès aux mêmes droits pour toutes et tous. En ce qui concerne le dépassement des nécessités matérielles, elle devra également défendre l’accès au logement, la sauvegarde et l’amélioration du système de santé, l’accès aux soins pour tous. Toujours sur le plan matériel, elle devra, pour défendre une possibilité de réalisation de ses idéaux d’égalité et de liberté à long terme, défendre simultanément la possibilité pour l’humanité de continuer à exister. Elle devra par conséquent appuyer la nécessité de changements écologiques majeurs, et veillera à ce que ces changements soient favorables au gens, qu’ils ne se fasse pas à leur dépends. Enfin, la gauche devra également défendre la réduction du temps de travail comme condition nécessaire de la liberté et de l’égalité.
II DE QUELLES EXPERIENCES DE LA GAUCHE HERITONS NOUS ?
Si nous avons précédemment évoqué les positions sur lesquelles la gauche progressiste devra mener la lutte sociale, nous n’avons pas encore parlé des modalités organisationnelles sur lesquelles elle doit se construire. L’histoire de la gauche est très contrastée. Autant elle est marquée par de grandes réalisations sur le plan de l’innovation sociale, autant nous sommes forcés de faire le constat de l’échec en ce qui concerne le plan politique. Nous ferons donc un bref retour sur les expériences de la Gauche durant les deux derniers siècles.
1 Le Mouvement Ouvrier
Durant le XIXème et le XXème siècle, plusieurs grands modes d’organisation ont été expérimentés. Le plus important fut indéniablement celui du mouvement ouvrier. Nous ne pourrons cependant faire ici une description précise de ce qu’il a été, tant il s’agit d’une histoire extrêmement dense et complexe. Nous distinguerons dans le cadre de cette analyse, deux dimensions fondamentales du mouvement ouvrier : celle de son organisation sociale et celle de sa représentation politique. Sur le plan de l’organisation de la société, le mouvement ouvrier constitue une source d’inspiration inépuisable, si l’on songe par exemple, à sa capacité à s’organiser pour lutter, mais aussi à ses réalisations sociales : ses systèmes d’entraide, de solidarité, de mutualisation, pour payer l’alimentation, les loyers, les frais de santé, à sa capacité à donner aux ouvriers une formation à la fois intellectuelle et pratique, à produire de la pensée, de la science, de l’art, à créer ses propres systèmes d’information, son univers symbolique et culturel, et sa vie sociale, hors du champ de la domination politique.
La question du mouvement ouvrier est beaucoup plus complexe lorsque l’on aborde la question de la représentation politique. On retrouve trois grands modèles qui ont chacun échoués : le modèle militariste (Léninisme), le modèle bureaucratique autoritaire (Stalinien), le modèle bureaucratique réformiste (Eurocommunisme).
La volonté des organisations de gauche à conquérir le pouvoir a entraîné le basculement d’une logique d’agitation politique à une logique d’organisation militaire du parti. Les organisations communistes ont alors pour la plupart adopté le modèle du parti Bolchevik, c'est-à-dire une forme d’organisation extrêmement centralisatrice, fonctionnant de manière autoritaire et dirigiste, à la tête duquel se trouvait une intelligentsia déconnectée des gens et se substituant à eux, et dont le but était la conquête du pouvoir par l’insurrection. Le problème que l’on constate lorsque l’on songe à l’expérience du pouvoir en Russie lors de la période révolutionnaire de 1917 à 1923, est que lorsque le parti Bolchevik s’est emparé de l’appareil d’Etat, il a géré la société de la même manière que l’était le parti, c'est-à-dire de manière autoritaire et centralisatrice. Sur ce point, il est cependant difficile de savoir, en fonction du contexte de guerre civile que le régime, sous pression, avait a géré, s’il aurait été possible que la société russe traverse une période de relâchement et d’émancipation une fois le conflit résolu. La mort de Lénine, et la prise de pouvoir de la bureaucratie stalinienne ont scellé cette possibilité historique. Par conséquent nous n’aurons pas de réponse à cette question. Il n’en reste pas moins que le manque de discernement du régime et des oppositions de gauche, dans un contexte extrêmement incertain, a donné lieux a des dérives injustifiables (songeons ici à la polémique de Cronstadt en 1921). Il est également possible d’ajouter que la structure autoritaire et centralisatrice développée par le régime en URSS était très largement favorable au développement d’une bureaucratie totalitaire par la suite, avec toutes les privations de liberté et les atrocités qui l’ont suivi.
Si la bureaucratie Stalinienne a monopolisé la scène politique de la gauche durant les années 30 à 70, une autre tendance s’est affirmée, celle de l’Eurocommunisme. Cette tendance marquait la fin de la volonté de conquête insurrectionnelle du pouvoir, tout comme celle de l’attente imposée par le régime de Moscou. S’inspirant des thèses de Gramsci sur l’hégémonie culturelle (et surtout en les déformant totalement !), les partis communistes d’Europe de l’Ouest pensaient (a tord !) être en passe de conquérir totalement l’hégémonie culturelle dans la société. Il s’agissait alors pour ces partis de passer de la pratique d’auto-organisation de la vie sociale à la stratégie de conquête du pouvoir par les urnes. Dès lors, les pratiques consistant à aider les gens à s’organiser pour survivre au quotidien étaient abandonnées progressivement pour ne concentrer l’action que sur les stratégies de mobilisation de masse dans le cadre de mouvements sociaux, pour obtenir ou repousser des réformes, ainsi qu’aux stratégies de séduction électorale et de lissage idéologique. Ensuite, la stratégie consistait à renter dans les institutions, non pour en prendre le contrôle ou les saboter, mais pour créer une armature directement opérationnelle lorsque le parti serait au pouvoir. Pour se rapprocher encore du pouvoir, le PC était prêt à collaborer avec les forces de la sociale démocratie, notamment dans le cadre de fronts uniques. Cette stratégie a d’ailleurs historiquement joué en la défaveur des organisations communistes, notamment en France, ou cette alliance a abouti au déclin du PCF au profit du PS en 1981.
2 L’Altermondialisme
Le troisième modèle fut celui du mouvement Altermondialiste. Il s’agissait d’un mouvement décentralisé, auto-organisé, fédérant autour de la revendication d’un autre monde possible des courants aux revendications très différents, allant du réformisme humaniste à l’anarchisme radical. L’idée de certains théoriciens influents au sein de ces mouvements, notamment ceux de Multitudes, était que l’Etat subissait une mutation, passant du modèle souverain, autoritaire et centralisateur, à un modèle plus décentralisé, souple, participatif et intégrateur, fonctionnant davantage sur la négociation que sur la logique de commandement impératif. Selon ces théoriciens, l’Etat, en charge de l’animation de la société, de sa régulation, et de l’arbitrage des tensions au sein de la société civile, était entrain de se dissoudre, pour laisser place à une société fonctionnant de manière auto-organisé, sur un mode plus ou moins proche de la démocratie directe. Dans ce contexte, chaque force luttant chacune de son côté pour ses propres intérêts pourrait amener un Etat en pleine mutation à sa dissolution, et en finir avec les amas de pouvoir qui bloquent la possibilité de réaliser les perspectives de progrès social. Le constat que l’on peut faire aujourd’hui est tout autre. Les innovations issues de la société civile n’ont fait que renforcer la légitimité du pouvoir politique. De plus, le pouvoir a parfaitement su intégrer les tendances les plus institutionnalistes de ces mouvement au sein de ses appareils de gouvernance, et ainsi les mettre petit à petit à distance de leur base sociale. Enfin, en période de crise, tout ce qui a été cédé et produit au prix de luttes acharnées est entrain d’être repris, défait, au profit des vieux modèles industrialistes et souverainistes. La culture alternative qui se développait dans le même temps tend à perdre peu à peu du terrain, notamment au niveau du passage de flambeau aux plus jeunes générations.
Le mouvement Altermondialiste semble indissociable du mouvement écologiste, du moins des tendances dominantes de ces mouvements. Il est donc important de faire un bref retour sur les organisations écologistes et leur évolution durant la fin du XXème siècle. Le mouvement écologiste s’est d’abord largement structuré au sein de la société civile, avant de se doter de structures politiques. Il s’est développé au sein de la société, autour de pratiques et de réflexions, d’inquiétudes par rapport au développement des sociétés industrielles et d’aspiration d’une existence qualitativement différente. Il s’est d’abord organisé sur le plan associatif, constituant ainsi un vaste réseau, dont l’activité principale était d’informer la population sur différents risques écologiques menaçant la santé et la vie de tous, l’équilibre biologique et climatique, la possibilité d’une récession brutale et subie des modes de vie occidentaux, liés aux transformations environnementales et sanitaires liés aux modèles de développement des sociétés industrielles productivistes. Le mouvement écologiste s’est ensuite doté d’appareils politiques, certains plus démocratiques et libertaires, d’autres davantage technobureaucratiques. Le problème du mouvement écologique est du même ordre que celui du mouvement communiste. A partir du moment ou ces mouvement ont cherché à se doter de structures politiques, dont l’objectif était l’entrée dans les institutions de pouvoir, leur logique s’est transformée. Les convictions ont été bradées pour des impératifs stratégie, l’utopie de transformation radicale de la société à été jetée en pâture au profit d’un pragmatisme réformiste visant à gagner quelques micro ajustements sociotechniques. Le regard s’est ainsi focalisé sur les exécutifs locaux, nationaux, transnationaux, les appareils d’état, qu’il ne s’agissait plus de combattre, de faire plier, mais de considérer comme des partenaires dans le cadre de séances de négociation. Le rapport de ces organisations à la société civile, à la population, s’est radicalement transformé. Il ne s’agissait plus en finalité d’informer et de mobiliser la population afin de transformer la société, mais de l’informer et de la mobiliser, afin d’user de sa colère, de son indignation, de son potentiel de contestation et d’action, afin de se donner un poids, une légitimité fais aux institutions de pouvoir. Il s’est donc crée, au sein du mouvement écologique, une nette coupure entre ceux qui se placent du coté des gens et ceux qui regardent du coté des structures, des institutions, du pouvoir.
3 En guise de bilan
Ces mouvements ont laissés des traces qui ne disparaîtront si facilement. Ils ont été porteurs de puissantes critiques sociales, remettant radicalement en question l’ordre établi et son unidimensionnalité, en mettant a jour l’éventualité d’autres mondes possibles. Si d’un point de vue éthique, les critiques développées par ces courants de gauche restent d’une incroyable actualité, il va cependant sans dire que sur le plan stratégique, ces mouvements ont éprouvés leurs limites. Ils ont en outre systématiquement échoué sur le plan du pouvoir politique, abandonnant une éthique du progrès au profit d’une logique de gestion rationaliste contre productive. Il est a présent nécessaire de s écarter de ces logiques autoritaristes et bureaucratiques et de s’inspirer des formes créatives et innovantes que ces mouvements d’émancipation se sont donné afin d’expérimenter de nouvelles manières de mener les luttes politiques de notre temps.
III QUELLE OPPOSITION DE GAUCHE VOULONS-NOUS ?
1 L’institutionnalisme est une démarche contre productive
Nous ferons le constat que la coupure entre les organisations et les gens vient du fait que les organisations adoptent bien souvent une posture d’extériorité quant à la vie des gens. C’est tout le problème de la politique envisagée exclusivement sous l’angle de la conquête des structures étatiques. De cette coupure se produit, du coté des organisations politiques, un processus de distanciation éthique au profit d’une approche stratégique de conquête du pouvoir, et du coté des gens, une perte de confiance, à la fois vis-à-vis des organisations politiques et syndicales (qu’ils voient se compromettre, négocier, magouiller, calculer, et parfois même trahir le mouvement social) mais aussi en eux-mêmes, dans leurs capacité a mener des luttes sociales sans le soutien de ces organisations. Cette perte de confiance est aussi le résultats d’une série de défaites consécutives face une succession de gouvernements inflexibles menant la même politique de casse sociale. Le mouvement social semble lassé de déployer une énergie considérable à mener des combats qu’ils envisagent comme perdus d’avance. Naturellement, ce sont les organisations réformistes qui se retrouvent à la tête de ces mouvements, et participent à l’adoucissement des politiques de casse sociale, sans jamais les entraver. Leur action consiste d’ailleurs à limiter la radicalisation du mouvement, en ne proposant jamais autre chose aux gens qu’une démarche de suivisme. Le problème de certaines organisations à la gauche du PS réside également dans leur démarche d’accompagnement, ou de silence, vis-à-vis de ce gouvernement, et non d’opposition au gouvernement. C’est particulièrement vrai en ce qui concerne les organisations qui on un pied dans les institutions de pouvoir. On le constate lorsque l’on songe à l’attitude du PCF qui préfère s’abstenir, plutôt que de s’opposer aux politiques d’austérités du nouveau gouvernement PS. Comment les gens qui espèrent un changement social réel peuvent-ils placer leur confiance dans des organisations qui démissionnent face au pouvoir politique, notamment pour pouvoir obtenir des sièges dans les institutions de pouvoir dans le cadre d’accords électoraux. Si les partis comme le PCF étaient vraiment au service du mouvement social, le mouvement social devrait, dans ces cas de trahison, avoir la possibilité de les révoquer instantanément.
Aujourd’hui s’est instauré un climat de méfiance vis-à-vis des organisations politiques. Les gens ne peuvent plus faire confiance aux forces politiques qui ont portés les grands combats des précédentes décennies. Ils ne font pas non plus confiance à des militants qu’ils ne connaissent pas. Cela est encore plus vrai lorsqu’ils sentent que ces militants tentent de les instrumentaliser où prétendent venir les diriger. Pour qu’il s’instaure une relation de confiance entre les gens et les militants, il est nécessaire de traverser une série d’expériences communes, de lutter côte à côte. C’est en effet dans ces contextes seuls que les militants pourront donner la preuve de la sincérité de leur engagement et de la force de leurs convictions.
2 L’opposition de gauche ne peut être uniquement mouvementiste
C’est un fait, la société ne pourra changer si l’on ne se borne qu’a une logique de mouvement. Intervenir dans les luttes sociales demeure une activité essentielle, mais il est également nécessaire de penser à la fois la question de l’activité militante lors des temps morts, lorsque le quotidien suit son cours, que la domination idéologique du capital semble se déployer à l’infini, sans contestation. Dans ce contexte, il y a ceux qui la subissent violemment, qui galèrent au quotidien, et qui, seuls, ne peuvent développer des systèmes d’entraide leur permettant de sortir la tête hors de l’eau. Pour ceux-là, il serait nécessaire de développer à nouveau des pratiques de collectivisation, de mutualisation, de gratuité, de récupération, de redistribution, ou encore de réquisition de lieux vides, ou ces personnes pourraient se rencontrer, tisser des liens de solidarité, et s’organiser pour survivre ensemble et lutter ensemble. Il y a ceux, ensuite, dont le capital entretient le consentement, au prix de travail omniprésent, d’abondance de marchandises et de divertissements de masse. Contre la captation capitaliste de l’attention, il serait nécessaire que la gauche réinvestisse plus intensément les champs intellectuels, artistiques et culturels, notamment au sein de l’espace public. Il est clair que le militantisme de gauche demeure inefficace face à ces deux sphères, ces deux « mondes » dont le pouvoir politique organise la séparation, et qu’il conviendrait de se faire rencontrer.
3 Stop au dirigisme, place à l’autonomie et à la créativité !
Pour envisager une perspective de victoire, il n’est pas envisageable que l’opposition de gauche, qu’elle soit politique, syndicale ou associative, soit pilotée par une sorte d’intelligentsia centralisatrice se substituant aux gens eux-mêmes. Il faut en finir avec les vieilles pratiques d’une certaine gauche, avec son dirigisme, ses tendances à se mêler des mouvements sociaux dans l’unique but d’en prendre le contrôle, de gagner électeurs, des places dans les institutions, les parlements, les ministères, avec ses trahisons systématiques des luttes et des gens qui y participent, par des négociations syndicales secrètes et des appels aux urnes en guise de conclusion. La gauche doit donc en finir avec ces stratégies et manœuvres politiciennes qui ne font que le jeu du pouvoir et provoquent la défiance et le dégoût des gens. C’est aux gens eux-mêmes de faire leurs luttes, et c’est à eux seuls de décider des objectifs qu’ils se fixent, des moyens qu’ils se donnent pour les atteindre, du moment où ils se mettent en lutte et du moment où ils cessent de lutter. Les partis, les syndicats, les associations peuvent bien discuter, conseiller, partager avec les gens des modes d’organisation et des outils d’analyse conceptuelle, mais en aucun cas ils ne doivent se substituer aux gens, penser et agir à leur place. De la même manière, il faudra s’opposer au suivisme, à la délégation, aux tendances instituées à s’en remettre à des minorités. Dans les luttes, il ne doit pas y avoir ceux qui agissent et ceux qui les suivent. La délégation du pouvoir à quelques uns doit laisser la place à l’engagement de tous. Il nous faudra donc rompre avec les pratiques autoritaires, obsolètes et inefficaces de la vieille gauche, et travailler au développement de cette capacité autonome du coté des gens. Il ne s’agit pas là de parler exclusivement d’auto-organisation et encore moins d’auto-gestion. Les questions d’organisation et de gestion, du fait de leur caractère formel, renvoient à une logique instrumentale stratégique. Leur objectif est l’efficacité par rapport à une fin donnée qui n’est que rarement débattue, et encore moins discutée. La plupart des organisations politiques ou syndicales, lorsqu’elles interviennent dans les luttes, ont en effet tendance à y arriver avec une analyse et une réflexion toute faite et sans concessions possibles. C’est en général l’urgence de la situation qui les amène à adopter une attitude autoritaire et dirigiste. Par soucis d’efficacité face à l’urgence, les organisations cherchent à mobiliser les gens en tant que masse afin d’empêcher une réforme antisociale. Elles cherchent à tout prix à cadrer la mobilisation, à la centrer exclusivement autour de ce qu’ils ont décidés comme étant problématique, et s’empressent de casser cette mobilisation une fois qu’un passage à la table des négociations leur a permis de gagner quelques miettes. Nous faisons tous le constat que cette logique recherchant l’efficacité est inefficace si le but ultime est le progrès social. Elle est inefficace, pour plusieurs raisons. D’une part, elle engendre une relation de suivisme et de dépendance à l’égard des organisations. Les gens sont de moins en moins investis, de moins en moins transformés par l’expérience des mouvements sociaux, et les miettes négociées avec les ministères. C’est ce qui arrive lorsque l’on compte sur une organisation de masse et qu’elle devient absente : plus personne n’est en mesure de continuer la lutte sociale et le mouvement se décourage, où se fait capter par les appareils réactionnaires. Ainsi, lorsque le PC a commencé à décliner, au lieu de constater une réappropriation des luttes par le mouvement social, par les gens eux-mêmes, c’est tout l’édifice qui s’est effondré. Il est donc nécessaire dans une perspective d’émancipation de laisser (voire de chercher à donner) plus de place à chacun, et que tous soient comptés comme singularités autonomes et créatives, que se développement les échanges d’impression, de sentiments, d’aspirations et d’analyses. Il ne s’agit donc pas de créer des comités de grévistes anonymes ! Les organismes dirigistes disent qu’il s’agit d’une perte de temps, d’une démarche inefficace. En réalité, ils ont peur de perdre le contrôle, le pouvoir. Ils préfèrent cantonner le mouvement social à une posture d’impuissance, plutôt que de lui permettre de gagner en autonomie.
S’il est évident que le mouvement social à aujourd’hui besoin de victoires faciles, mêmes contre de petites réformes, pour gagner en confiance, pour autant, ces victoires ne sont véritablement constructives que lorsqu’elles sont le fruit des gens eux-mêmes, et que les grosses centrales syndicales et politiques se voient débordées. Elles sont constructives lorsque les gens tissent des liens, apprennent, développent des capacités, mettent en question la société dans laquelle ils vivent et le sens de l’existence. Elles sont constructives lorsque ces aspects informels des luttes sont poussés à leur intensité maximum, et non lorsqu’il s’agit d’aller marcher dans la rue un jour, et d’attendre l’élection des mois après.
Par conséquent, la condition de réussite du développement d’une opposition de Gauche au gouvernement PS résidera dans sa construction à la base, sur le terrain de la lutte sociale et de la vie quotidienne, et non de l’investissement de groupements professionnels dans les instances de pouvoir. La construction d’une base sociale solide et autonome est en effet la condition nécessaire de tout mouvement social victorieux. Elle constitue l’étape indispensable pour répondre à la logique destructrice du capital, qui aujourd’hui, atteint encore une fois des sommets, et pour la réalisation de toutes les perspectives de progrès social et d’émancipation qui, aujourd’hui, sont à portée de main.
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