• La liberté et la mort ? La liberté et la mort

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    Je ne comprends pas. Mon père est italien, rital comme ils disent. Ma mère était de la Yaute, entendez la Haute-Savoie. Qu'est-ce qui m'entraînait sur les routes de Grèce, avec Alexandre en cortège dionysiaque ? J'aurais dû préférer la divine Italie et ses Roméo.

    « Ce pays imaginaire te relie à ta mère, » me susurrait un ami psychologue, qui me faisait penser, avec sa silhouette tremblotante, son front dégarni et ses mains baladeuses, à Woody Allen. Je doutais de ses propos. Quelle idée saugrenue et pourtant.

    Pourtant. Bien plus tard, j'appris l'impossible : mon grand-père maternel, Joseph, le Haut-savoyard, du temps de la grande guerre, avait connu les montagnes de Macédoine et même y avait été blessé de guerre. Quoi, c'était donc ça mon hystérie alexandrine, pardon mon obsession ?

    Assez de ces souvenirs antiques, regardons le présent. Kazantzákis, La liberté ou la mort. J'avais choisi de relire Nikos le Crétois, sur cette place d'Heraklion. J'avais choisi la liberté, quand un Grec me murmura dans son superbe accent :  « La liberté ET la mort. » Je regardais la couverture de mon livre. Les traducteurs prennent parfois de telle liberté !

    Je m'abandonnais à la Grèce, pardon à un Grec, pour lutter contre l'abandon.

     


    votre commentaire
  •  

     

    Comment je me suis réconciliée avec mon père grâce à un Allemand.

    Tout a commencé lorsque mon père, fils de ritals, ancien maquisard, ouvrier, veuf, s'est remarié. Pendant toute ma pré-adolescence et les années qui ont suivi, j'essuyais la vaisselle le soir après le repas. Ma belle-mère la lavait et profitait de ce moment pour lessiver mon père. J'écoutais sans rien dire, sans approuver mais sans désapprouver. Peut-être avais-je peur de la perdre, comme j'avais perdu ma mère lorsque j'avais deux ans et demi, et je me taisais. L'inconscient a tissé son œuvre.

    Jeune adulte, je voyageais en Grèce. Sur une île minuscule des Cyclades, la plus petite que je puisse trouver, sans touristes, sans bateau, sans meltemi, je me promenais. J'entrai dans un bar pour siroter mon café du matin, au milieu de Grecs insulaires -j'aurais dit îlotes, mais cela n'aurait pas le même sens. Quand la porte s'ouvrit.

    Un homme, grand, blond, entra en me regardant bien droit. Non, merci, laissez-moi tranquille. Il s'approcha, me parla en grec -je ne parle pas le grec-, en allemand -je ne parle pas l'allemand-, en anglais -je parle très mal l'anglais-, en français. C'était fini, la spirale s'emballait.

    Quelques heures plus tard, au bord de l'Egée et de la nuit, il m'emmena dans son bateau. Il me prépara à manger, mais il n'avait que du fromage grec et des câpres. Après ce menu repas, il détacha ma ceinture et me prit là. Mes jambes en croix, agrippée aux poutres, je laissais Christos déchirer en douceur ma chair tendue. Il flottait dans l'air des odeurs de sel et ses doigts avaient le goût des câpres. Je m'éveillais au petit matin, bercée par le roulis, protégée par ce ventre maternel, mon Allemand accroupi improvisait l'air de Papageno. Je retenais mon souffle, fermais obstinément les yeux pour m'emplir de ces impressions.

    C'est dans un caïque, au cœur de l'Egée et de la nuit, que je me suis réconciliée avec mon père. « Tu comprends, les doigts de ton père sentent l'oignon, je n'aime pas. » Je me souviens des paroles de ma belle-mère.

    Christos était de Hambourg, il vivait six mois en Grèce, à Milos, il était pêcheur et capitaine d'un caïque bleu. C'est ainsi qu'un Allemand m'a réconciliée avec mon père.


    votre commentaire
  •  

    Kazantzákis

    Je me suis inventée un père : il s'appelle Kazantzákis. Pourquoi dès que j'ouvre ses livres, les yeux me brûlent-ils ? Je ne suis pas une enfant de Crète. A Naxos, les prêtres catholiques ont fermé leur école. Il n'y a plus de jardins et les tavernes sont remplies de touristes. Pourquoi alors me tourmentes-tu au-delà tu temps ? Le soleil brillant lentement retourne à l'horizon. Il inonde encore la mer qui scintille, frileuse, annonçant déjà la nuit. Et moi, je pleure, parce que mon cœur déborde d'élan. Est-ce lui qui m'appelle, le Crétois, ou bien est-ce moi qui l'appelle ? Qui peut le dire ? J'ai hésité avant d'acheter « Lettre au Greco ». Je savais bien qu'en lisant le titre de loin, faisant semblant de ne pas le voir, qu’une fois encore Kazantzákis me posséderait. J'avais peur, tous ces mots qu'il crie à la face du monde. La Crète, terre rouge, terre de révolte, est son alibi. Comment retenir les larmes qui jaillissent comme la source, qui me tiennent dans leurs serres. Je me livre à l'aigle, telle l'hirondelle et accepte de gravir le mont du Golgotha à mon tour. Une femme le peut-elle ? Je voudrais le repos. Une main puissante me prend l'épaule et de force me montre Apollon brillant jusqu'à m'aveugler. Depuis que les mains rouges ont imprimé les cavernes de Lascaux, depuis que le potier a tracé à l'encre noire le premier profil du dieu, la lutte a commencé. L'homme s'élève au-dessus de la Terre, il soulève son regard et tous les jours brûle au soleil, souffre au vent. Il résiste, il refuse, mais la route continue. Toujours la vie se moque et l’entraîne sur sa pente tragique. Que croit-il gravir ? Quels monts pourraient le contenter ? Qu’elle soit sacrée ou magique, aucune montagne ne viendra à bout de son orgueil. Eh quoi ! Il croit se soulever davantage en portant d'immenses croix là-haut ? Foutaises ! La vie s'en moque. Sa route va tout droit quand celle de l'homme se perd. La vie vogue bien haut et rit des culbutes de l'humanité. Pas même, elle ne les voit pas. Elle n'a pas le temps.

    Mon dieu, l'alouette qui plonge dans son nid a-t-elle deviné que l'aigle moqueur guette ses petits ? A-t-elle deviné qu'elle s'épuise pour rien à les nourrir ? Elle tourne la tête et son œil luisant pourrait te sourire. Bien sûr, elle sait tout cela, mais elle continue son vol, d'un trait. Qui lui permettrait de se détourner ? Et même, l’aigle ne sera peut-être pas si gourmand ? Un oisillon sera épargné. Il faut poursuivre. L'alouette plonge dans le nid et du bec nourrit ses petits. Si ceux-là meurent, d'autres viendront. Elle reprendra ses vols.

    Allons toujours, il faut chercher dans la voûte bleue des réponses qui n'existent pas. Nous avons beau grimper les plus hauts sommets, aucune réponse ne teintera à nos oreilles. Le silence seul s’abat sur nous comme le rire perlée des sirènes.

    Voilà, il m'a encore sauté à la figure ou bien est-ce l'ouzo qui me tourne la tête ? Kazantzákis est un démon. A peine deux pages lues et déjà je fonds. Je retiens mes larmes comme des aveux ridicules.

    Un homme véritable ne se retourne pas pour dire adieu à ses père et mère, nous rappelle Kazantzákis . Alors je n'avais pas à me retourner quand ma mère a jeté son dernier souffle. Elle est partie sans que j'ai pu voir ou deviner son adieu. Elle m'a laissée sur le chemin sans appui. J’ai la faiblesse de croire que les nuits, en étoile brillante, elle revient parfois pour nous lier encore. Et souvent je lève les yeux vers la voûte marine pour chercher son secours ou pour la remercier. A la fois solitaire et jamais abandonnée jamais je ne pourrai lui dire : « Mère, pourquoi m'as-tu abandonnée ? » Si la blessure de sa cuisse l'a vidée silencieusement de son sang, jamais elle n'a réussi à la vider de moi. Plus faible et plus forte, l'orpheline avance parmi les hommes avec au-dessus de la tête, la petite sirène étoilée qui veille sur elle.

    Comment l'humanité, pleine de souffrances, guidée par la « constellation de l'angoisse », comme la nomme Kazantzákis , pourrait-elle parvenir à l'union des contraires ? Il faudrait plus d'amour et moins de haine. Plus de générosité et moins d'orgueil.

    Post scriptum Níkos Kazantzákis (en grec moderne : Νίκος Καζαντζάκης) ou Kazantzaki ou encore Kazantsakis, né le 18 février 1883 à Héraklion, en Crète, et mort le 26 octobre 1957 à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne).

     


    votre commentaire
  • Lune orange

    Lune orange

     

     

     

     

     

     

     


    Quand notre bateau s'est arrêté dans la crique, ils étaient encore quelques-uns sur la plage et dans les deux tavernes. Les lampes à gaz brillaient bleu et blanches. Christos a plongé les deux ancres dans les eaux profondes. Nous avons quitté Margherita dans la barque verte. La taverne était petite, Christos a choisi le menu, la femme soulevait les couvercles et lui expliquait le repas. Nous avons mangé des petites légumes verts, très doux, de la viande grillée et nous avons beaucoup bu. Les papillons, les insectes de nuit voletaient tout autour. Christos me regardait avec du rire plein le visage. Il me tenait parfois contre lui, me retenait avec son bras passé autour de mes hanches. Je me laissais emporter par son rire et ses grandes mains.

    Sur la plage, des jeunes gens avaient décidé de faire un feu pour plaire à la nuit. Ils étaient là moins d'une dizaine. Au début deux ou trois et les autres près des dunes ou des arbres. Le temps passait et ils se rassemblèrent autour du feu de bois. Nous les rejoignîmes. Chacun allait débusquer une branche, une brindille. Peu de chose mais suffisamment pour nous réjouir. Le feu brilla sans peine, sans fumée. Il y avait trois Grecs, dont une jeune fille, sans rien d'autre en tête que l'espace de la crique. Deux Autrichiens, effarouchés et ravis, écoutaient les propos. Un Allemand, plus âgé s'était assis. Il expliqua que ses amis étaient là-bas, sur le voilier et qu'il ne savait comment les rejoindre. Comme souvent la proximité de plusieurs hommes sur un bateau les avait rendus agressifs, mesquins et ce soir, il payait de cela à rester sur la plage, espérant que l'un de ses compagnons consentiraient à venir le chercher.

    Christos parlait à tous, en grec, en français, en anglais, en allemand, et me lançait des cailloux de sable pour me rappeler à lui. Je les écoutais tous, parlant à mon tour, en anglais, avec maladresse mais amusée. Christos se leva et proposa à l’Allemand de le raccompagner, il en profiterait pour récupérer une bouteille sur son caïque. Les Grecs aussi avaient récupéré une bouteille de vin blanc. Quand Christos se leva, il me parut encore plus grand et plus fort que lorsqu’il me tenait au-dessous de lui, dans le ventre de son bateau. J'entendis la barque s'éloigner et mon cœur ne tremblait que de bonheur, ce bonheur tout simple d'être là sur une plage encore chaude du jour, où flottait le présent à pleine gorge, d'être là, et de deviner le bateau dans la baie qui nous attendait, Christos et moi.

    Christos, lorsque je l'ai quitté, n'a pas voulu prendre mon adresse -ou plutôt il a hésité. « Tu comprends, petite, j'aimais bien prendre ton corps, je ne sais pas si j'aurai envie de t'écrire. » Cette nuit-là, sur la baie, quand la lune s'est levée, c'était un disque parfait, orange. « La lune est belle, elle est orange. » « Et toi, tu es belle ? » « Je ne sais pas, je ne suis pas orange. »

    A ce moment, il appuyait mon dos contre son torse et me serrait. Les autres passaient les bouteilles et c'était le partage du vin entre nous tous. Nous avions oublié le temps.

    Bien plus tard, lorsque Christos me rappela dans ma France, sa voix était émue, perdue, la vie des jours l'avait repris avec ses méandres chagrins. L'été grec nous avait quitté.

     

     


    votre commentaire
  • Un été à Naxos

     

    Dehors le vent passe, traîne avec lui le chant mélancolique d'un oiseau. Un coq -qui dormait encore- lance son cri. Tout est calme. Mon cœur s'apaise parce que derrière moi un jeune homme à l'âme claire travaille, en toute quiétude. Je n'entends que le frottement léger de l'aiguille qui passe et repasse entre les fils de son minuscule métier à tisser. Il pourrait ressembler à Apollon émiettant sur sa lyre des notes douces et fragiles.

    Dans la chambre un jeune homme silencieux joue avec des grains brillants. Il invente un monde de lumière. Inlassables, les mouches tournent. Je peux toujours les chasser d'un mouvement impatient ou indifférent : leurs vols les ramènent toujours sur l'une ou l'autre de mes cuisses. Parfois, je me demande si le jeune homme brun est irrité par leur présence. Si doux, si tranquille. Ses gestes n'ont aucune précipitation : il les répète sans lassitude. Alors que mon stylo vole le long des lignes pointillées, s'irrite de ne pouvoir accélérer le rythme et rejoindre la vitesse de la pensée lumière, mon compagnon poursuit sans lassitude son labeur épargné de travail.

     Tout a commencé dans cette taverne de Naxos. Je venais de trouver une chambre chez l'habitant où j'avais posé mon sac à dos et je profitais de la fraîcheur du soir. Il était à la table voisine, souriant, jeune, avec son sac à dos. J'avais 27 ans il devait en avoir 23. Nous avons échangé courtoisement en anglais. Il n'avait pas trouvé de chambre et devait aller jusqu'à la plage, au loin. Je lui expliquais que j'avais trouvé une chambre à deux lits dans la ville. Je pouvais le dépanner pour une nuit. C'était une invitation entre voyageur. Aucune intention. Il était grec, de Larissa, j'étais française, je devais passer quelques jours à Naxos avant de partir pour la Crète. L'été grec. Dans la taverne, une jeune femme souriante nous sert. Elle joue avec ses enfants, parle joyeuse avec les clients grecs.

    Nous avons ouvert la porte de la chambre, avec ses deux lits jumeaux. Spiros a choisi le premier, j'ai choisi le second. Les dieux sont présents dans les premiers moments : ce ne sont pas des paroles en l'air, de sombres croyances, les Indiens ont raison. Les dieux aiment les premiers instants, leur spontanéité, comme s'ils exprimaient le plus profond de l'être, renversant les barrières du réel pour plonger dans l'éternelle connaissance. Ils sont là avec Spiros. Dans la chambre obscure de notre première nuit, je me suis levée pour ouvrir les volets et laisser entrer la lumière de la rue, Spiros aussi s'est levé. Nos deux lits jumeaux riaient de notre maladresse. L'un pariait que nous serions assez enfants pour craindre de nous aimer, l'autre affirmait que nos corps franchirait l’espace. Nous étions debout l'un près de l'autre, nous aurions pu nous recoucher mais nous n'étions pas tout à fait des enfants et le vent ramenait la chaleur de l'un sur la chaleur de l'autre. Nous nous sommes reconnus avant de nous connaître.

     

     

     

    Né sous un signe d'eau, Spiros en a le regard noyé dans des rêves, il en a la fraîcheur : son âme s'associe à son souffle mesuré et quand il rit on croirait entendre un poisson plongeant dans la mer, tel un éclaboussement. Au matin, nous nous sommes promenés. Sur deux rochers immergés, se tenaient, immobiles, deux mouettes, fixant l’horizon. Elles étaient comme deux sirènes aux visages fardés de plumes, quand leurs têtes, d'un même mouvement, se tournèrent vers la terre. La mer se fracassait sur les rochers tranchants quand nous passions au bord du chemin : elle écumait et tout autour des rochers, le rouge, le bleu et le blanc s'entremêlaient furieusement sans parvenir jamais à s'unir. La chèvre sauvage du haut de son caillou précaire surveille, intriguée, le jeu des poissons dans l'eau claire. Quelle ronde les entraîne dans les courants ? Sans effort aucun, ils glissent leurs flancs écaillés à travers ce monde fluide, sans relief. La chèvre agrippe ses sabots poussiéreux à la montagne effritée, mâchonne une herbe et ses yeux ronds, tout à la fois indifférents et curieux, elle regarde le monde aquatique et se demande ce qui peut bien l'agiter. Une agitation sans chaos, sans chute mortelle. Ce coin d'eau, épargné de brochets ou d'autres carnivore, lui laisse imaginer un paradis.

     

     

     

    Spiros a ouvert sa boite de couleurs : les bobines de coton perlé d'un côté, la boîte en carton pour ranger les bracelets terminés de l'autre. Il m'a raconté qu'il a vécu dans une boulangerie et sa grand-mère maternelle lui a appris à tisser ces bracelets. Une longue bandelette accumule tous les dessins qu'il utilise comme modèle. Ce bandeau me rassure : le tisseur aussi avant de commencer son travail fait des essais. Alors que j'écris, il tisse ses bracelets. Quand il a décidé qu'il était temps de travailler, il s’assoit sur le coin du lit, une jambe étendue et passe et repasse son aiguille entre les fils blancs, le pare de couleurs. Spiros, serein, semble à l'abri de deux grands maux : l'angoisse et la dépression. Spiros s'emplit de choses douces : aucune précipitation dans ses gestes. Uniquement peut-être quand pour la première fois il m'a tenue entre ses cuisses. Sur le métier à tisser les fils sont emprisonnés avec délicatesse et bientôt une figure géométrique s'harmonise. Quelque chose que nous oublions trop souvent : la simplicité. Spiros promène sa petite boutique sur son dos et chaque jour il produit son travail qui lui permettra demain de manger et dormir. Il a réduit ses besoins au minimum sans que son humeur, sa vitalité en soient atteintes. Je suis persuadée qu'il n'a pas de renoncements et qu'il a toujours vécu ainsi. Il est là serein, la tête penchée sur son minuscule métier à tisser, rythmant ses gestes.

     

    Les bracelets sont terminés. Ils ont pris leur forme définitive. Le dessin s’est immobilisé au centre de la bandelette tissée. Maintenant, ils vivent et par pure imagination j'y reconnais des cités du désert d’Arabie, des portes sacrées ferment des palais interdits, des mandalas tibétains ou des œuvres  inconnues de Pénélope. Le jeune homme se moque de mes fausses images. Quand il tisse, il n'a devant les yeux que des fils de coton perlé qu'il serre l'un derrière l'autre. Voilà d'où lui vient sa quiétude. Quand il étale les bracelets tissés, soigneusement présenté sur le plateau, il peut regarder sans tressaillir son travail fini. Le jeune homme s’installe tranquillement et construit ses bandelettes multicolores sans y mêler de sang, de larmes ou de passion. A quoi bon ces vains dégoûts. La vie nous les présente comme des fruits d'or alors qu'ils sont des miroirs où pénètrent les main d'un poète qui rejoindrait le monde de morts.

     

     

     

    Après qu'il a passé sa journée à tisser, il prend ses deux tablettes sur lesquelles il épingle ses bracelets. Il range avec précaution tout ton matériel (des fils de couleur, quelques aiguilles, des petites choses essentielles).

    Spiros se coiffe avec les doigts, vérifie qu ses boucles courtes sont bien en place, que sa tresse est bien lisse. Il a revêtu son jean blanc, son t-shirt blanc et des chaussures en toile rouge vif. Au bout de sa tresse une perle de la même couleur. Il joue avec la séduction autant pour se charmer lui-même que pour plaire aux autres. Les attentions qu'il porte à sa toilette le rendent charmant. Il sait avec simplicité harmoniser les couleurs. Il n'hésite pas non plus à souligner ses yeux de noirs.

    Spiros s'éloigne de notre chambre sur le chemin poussiéreux. Chaque soir, il ouvre sa « boutique » sur le bord du même trottoir. Quand dix heures ont sonné, il plie à nouveau tout son matériel.

    Spiros a la cruelle beauté de la jeunesse. Ce soir, je voudrais que vous le voyez comme il m'est apparu avec ses sandales blanches, son jean serré blanc aussi, ton t-shirt bleu-vert comme la Grèce. Ses cheveux sont courts et contre sa tempe bat une fine tresse retenue par une perle rouge vif. Il a souligné de noir ses yeux et il sourit. Toujours si calme, à l’abri des glissades. Parce qu'il a décidé que le bonheur est marqué dan chaque instant et qu'il est inutile de partir à sa poursuite, sa démarche est celle d'un jeune félin : il avance en soulevant tout son corps, silencieusement, souplement, ses hanches oscillent lentement et vous pourriez mieux l'imaginer si vous le compariez à la démarche d'un jeune chat. Comme je l'imagine, il arrive près de moi. Deux jeunes garçons homosexuels, le regardent aussi. Alors que la plupart des Grecs traînent leurs chaussures avouant ainsi que la vie est dure sous le soleil, des ailes permettent à Spiros de marcher sans bruit. L'image du jeune homme idéal. A mi-chemin entre le kouros et le jeune cavalier du musée d'Athènes. Ce jeune homme idéal n'est pas très grand, son corps mince est musclé, son visage porte les signes divins de la fossette au menton et au creux des joues.

    Maintenant, il va dîner, puis boire quelques verres. Il aime le vin et les alcools forts. Il devient encore plus gai, il joue, il raconte des histoires de riens. Il n'est jamais tout à fait sérieux. Puis nous rentrons, serrés très forts l'un contre l'autre, parlant des étoiles, des fantômes ou de rien. Alors seulement, quand nous retournons à notre chambre, c'est l'heure de faire l'amour. Et nous le faisons, bien. Nous nous roulons dans le lit, nous roulons l'un dan l'autre. Et il me remercie de bien l'aimer. Je le remercie de me laisser l'aimer.

    Je suis sous le soleil de la tendresse. Il me fait fondre quand, au plus profond du plaisir, il murmure « merci Anna» prononcé maladroitement. La nuit passée, il a voulu jouer et comme un enfant riait de ses tours malicieux. Cela a duré deux ou trois heures avant qu'il ne se décidât à s’endormir. Cette fraîcheur nous amuse. Quand elles s'accompagnent de tendresse ces moments de vrai contact sont éternels. Saurais-je me libérer des chaînes qui m'encerclent ? Le filet du pécheur enserre le corps luisant d'un jeune dauphin. Le pécheur renonce à sa pèche pour libérer le jeune égaré ; il desserre un à un les fils jaunes tendus sur le corps essoufflé. Le dauphin attentif, regarde les mains de l'homme. Elles sont brunes, crevassées, elles effleurent son corps et leur chaleur l'apaise. Il sent bien que l'homme lu veut du bien. Le pécheur s’est mis à lui parler parce qu'à jeter des regards sur les yeux de l’animal, il se sait écouté. Les dernières mailles sont desserrées et dans l'eau la mère surveille pour retrouver son petit. Un plongeon et l'équilibre est retrouvé. Le pécheur jure bien un peu car avec le brillant animal il a perdu presque toute sa pêche. Se toute façon, il aime jurer, peu importe pourquoi. Ensuite il peut sourire avec encore plus de plaisir et ses yeux pétillent de malice : gueuler un bon coup, ça soulage et ça remue l'air. Voilà tout. Après il peut s'en remettre à Dieu ou à diable, il s'en moque.

     

     

     

    Ce matin, Spiros est étendu nu sur notre lit, le drap froissé couvre une seule de ses jambes et son sexe, endormi, se repose. Habillé, il paraît fragile et menu mais là, sur le lit, son torse noir velu, ses épaules et ses bras finement musclés, le transforment en jeune guerrier au repos. C’est bien ce mélange de force et de tendresse qui est troublant. Le matin dans les ruelles, c'est un jeune chat frileux et la nuit, quand la lune flotte au-dessus des toits, il se transforme en fauve tranquille. Son visage encadré de boucles courtes, coupées avec maladresse, renferme cette même opposition : le regard noyé, le front plissé empli de quelque douleur, puis le nez bien marqué qui affermit le visage. La bouche aussi est tout à la fois ferme et tendre : les lèvres sont ourlées si parfaitement qu'on aurait envie de les lécher, comme on lèche la blessure d'un fruit croqué. La peau fine et la chaire ferme. Et surtout ce visage contient deux marques magiques : le menton creusé et de part et d'autre de la bouche deux sillons sur les joues. Ces fossettes, sans que je comprenne vraiment pourquoi, m'apparaissent d’essence divine. Le visage qui le porte, immanquablement, devient le visage ! Le jeune homme n'est plus réellement lui-même, il rejoint l'éternité et se transforme en jeune dieu. Tout comme ses statues de Kouros aux bras lourds, aux hanches fines, au visage ourlé d'un sourire éternel symbolisant la divinité.

     

     

     

     Sur les plages de l’île, les touristes réinventent la Grèce d'hier, celle des dieux et des héros. Ils promènent leurs corps nus et noirs, les jeunes Grecs les imitent. Près d'Apollon blond apparaît Ulysse barbu qui a le goût des révolutions. Comment se détacher de cette douceur de vivre : la muse grecque mêlée aux vagues, le Meltemi qui parle une langue inconnue, le sable qui colle à la peau, s'étoile sur le sexe. Tant de calme ici. La vie commence sur cette plage . On imagine mal où se cache la violence. Peut-être a-t-elle renoncée. Les corps sont nus, les plaisirs simples, les désirs suspendus. Les vieux Grecs se mêlent à la jeunesse et je les entends jurer entre leurs moustaches blanches mais leurs yeux brillent à regarder ces corps qui osent être nus. Ils se souviennent que parfois, il y a longtemps, eux aussi ont joué à Zorba et délaissant tous leurs vêtements sur une plage, il ont bondi dans la mer froide pour combattre avec les vagues, oublier leur corps ou plutôt le tremper dans ce liquide enveloppant qui, pour un instant, leur faisait oublier la femme. Quand leur corps a bien lutté, ils s'allongent nus dans le sable pour sentir son haleine chaude sur leur peau cette étendue qu'ils voudraient pénétrer, à en mourir. Planter leur sexe, imprégner leurs mains calleuses dans cette douceur, sentir sous leurs pieds les grains magiques s'assouplir. La vie désormais imprime leurs visages de rides nombreuses qui n'en finissent pas d'habiller leurs regards d'étoiles.

    Hier je me suis endormie contre Spiros. Il me parlait et tout à coup je dormais. La douceur.

    Spiros est d'une telle discipline avec lui-même. Toute la journée d'aujourd'hui, il a travaillé. Et moi à ses cotés je m’activais à rien. Je me laisse bercer par ce jeune homme brun, je goutte à sa bouche ferme. En toute confiance et limpidement il me tend la main et écarte les voiles qui camouflent le décor. Encore un peu plus je pénètre dans sa réalité. J'oublie mon histoire.

     

     

     

     Spiros s'éveille, secoue les dernières traces de rêve, puis s'assoit encore nu sur le bord du lit et commence le travail. Dehors, ce matin, la pluie et le vent. Les fenêtres craquent, les volets battent, refusent de laisser entrer la lumière. Je les ai calées avec deux briques. J'ai les pieds au chaud sous un duvet. Je revois les Alpes, quand il pleut trop fort et qu'on reste au chaud près du poêle.

    Spiros s’assoit et prend son métier à tisser. Il m'apaise. Nous jouons à l'amour sans avoir appris à jouer. Je n'arrête pas de sentir son odeur. Il est comme un nourrisson. Spiros sent le lait. Je l'avais déjà remarqué dans son sommeil. Maintenant je m'approche de lui pour mieux observer son travail. Réellement, Spiros a la même odeur sucrée qu'un bébé. Qu'il ait perdu sa mère à sept ans, bien sûr me rapproche de lui et quand il m’appelle maman en riant, je ne résiste pas. Je ne peux m'empêcher de croire que nos deux mères nous protègent nous et cet amour fragile. Lui et moi nous pleurons sans larme celles que la vie nous a arrachées. Sans que nous le voulions. Et la rencontre tait ce retour vers la mère perdue. J'entends Spiros : « Thank you Anna» pour le plaisir que je lui donne. Ma première impression serait-elle confirmée ? La magie du premier instant est celle qui me séduit le plus. Je ne peux vraiment voler que lorsque l'étincelle brille au tout début. Pourquoi me faut-il cette sensation primitive pour croire que tout est possible ? Bien pire, si elle ne se produit pas, ou avec du retard, je ressens comme une construction qui, par son artifice, interdit tout possible. Vivre intensément le premier moment : une vibration sur la corde de l'instrument devient musique. Je l'ai ressenti d'un coup, fébrilement unhappy (la consonance anglaise pour une fois exprime mieux que le mot français si laid : malheureux, cette chute de « heu » l'affaiblit, lui enlève sa noblesse). Grâce à Spiros, je retrouve la fraîcheur du premier amour perdu. Spiros ne sait rien de tous ses rêves lancés en l'air. Spiros parle en grec. Il me regarde, il joue, il rit. Il s'habitue à ma présence mais ne demande rien.

    Peut-être est-ce le contact de la mer si les choses se liquéfient ici ? La réalité devient transparente et je ne comprends plus tout a fait comment elle a pu être obscure. Cela ne signifie pas que tout est compris, mais que tout est accepté : le clair comme l'obscur. Et puis la nuit existe pourquoi vouloir l'effacer ? Comme si l'amour avait la vertu de l'apaisement, de l'oubli, du retour. Spiros dort à mes côtés, les deux mains jointes devant lui, il dort comme un nourrisson. Aucune mère n'a besoin de bercer son sommeil : il est tranquille.

    Spiros m'étonne : je le vois de plus en plus fragile. J'aime son contact et ses caresses qui m'émerveillent. Elles sont douceur. Spiros partage mes quelques jours de vie. Je porte sa chemise. Je me surprend à vouloir lui dire : « Je t'emmène avec moi. »

    Aujourd'hui, nous avons marché plus loin le long de la plage, en repoussant de trois jours notre séparation. Je rêve à l'impossible. Nous avons tissé des liens intangibles. Nous parlons très peu. Comme je regrette de ne pas savoir parler sa langue. Nous réinventons une nouvelle communication entre nous : des gestes, des regards, quelques mots. Le silence. Cette impossibilité de communiquer avec les mots explique sans doute l’intérêt aussi vif que je lui porte. L'espace entre nous s'élargit mais au lieu de nous séparer, il nous assure cette relation qui, sous d'autres conditions, serait impossible. La parole est réduite à quelques échanges. Ce n'est pas elle qui trace sur le sable le chemin qui conduit au Minotaure. Et puisque la parole est oubliée, les liens appartiennent à d'autres communications. Les gestes et les regards portent toute l'intensité de cette rencontre. Qui remarquerait cet échange ? Un regard rapide, un mot aussi puisque les phrases nous sont interdites. Et surtout, nos premières habitudes. Le plaisir d'écrire quand Spiros tisse et que le Meltemi transporte son doux parfum.

    Une fois quand les policiers ont interdit la vente libre sur les trottoirs. Il m'attendait, troublé, et parut rassuré à me voir revenir vers lui. Ce soir-là nous avons fait l'amour avant d'aller dîner. Détail amusant car toutes les autres nuits nous attendions notre retour. Le silence établi entre nous, contre notre volonté, explique davantage la force de ces gestes, de ces moments intenses. « Nous sommes si bien malgré le silence. » Il était visiblement très ému. Nous étions si près que je lui pris la main, il répondit à mes caresses, les précéda même. Malgré son travail inachevé il me prit dans ses bras. Il se ressaisit car il devait ouvrir sa boutique et juste avant de parti, il conclut, soulagé, que nous passions de si bonnes journées, sans rien dire, comme ça. Et là était la réalité : être bien ensemble.

    Tant de signes, je me souvenais de la première impression perçue lors de notre rencontre. Je débordais d'émotions à mon tour et maladroitement je ne sus pas le lui exprimer.

    Pendant dix jours, c'est une petite histoire d'amour qui au yeux de tous n'a aucune importance. Un amour d'été en somme. J'avale ces journées. Le temps des cerises est court et dès que les marchés s'emplissent des fruits rouges, je me gave. Les enfants s'assoient sur les branches des arbres et dévorent le cerises, croquantes, toute chaudes de la journée. Personne ne pourrait les faire descendre de l'arbre, même si on leur annonçait les pires maux de ventres, même si l'arbre appartient au voisin. En silence, à demi cachés riant un peu entre eux, ils continuent leur cueillette et retrouvent le plaisir des premiers temps où chacun mangeait ce qu'il ramassait, dans l’instant. Je choie cet amour sans penser à demain. Seulement pour le retenir un peu plus longtemps et lui garder son intensité, je l'écris sur ces pages. Pour me souvenir mieux. Dans quelques mois, le vent aura balayé ces journées. Je n'aurais plus que des parcelles de réalité qui s’accumuleront à ces instant tout frais vécus.

    Le temps de Spiros est fini. Lui et moi, la jeunesse qui coulait avec notre sang, nous découvrions des paradis, nous doutant bien qu’ils n'existaient pas, voulant y croire. Nous étions assez naïfs ou stupides pour vouloir retourner à l’enfance. Nous faisions fi de la réalité objective bien que son filet se resserrât entre nous. Pendant un temps si bref, le temps de Naxos, Spiros était à mes côtés. Nos sangs respiraient la même souffrance, le même désir d'aimer, le même désir d'être aimés.


    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique