• La querelle de l'athéisme

    Le drame de la conscience religieuse depuis trois siècles est défini avec précision par les termes du Mémorial du 23 novembre 1654 (de Pascal): entre le Dieu qui est celui d’Abraham, d’Isaac, de Jacob et le Dieu qui est celui des philosophes et des savants, les essais de synthèse, les espérances de compromis, demeurent illusoires. Il est donc important de soumettre à l’examen les moments du processus spéculatif qui explique et qui, selon nous, commande la nécessité de l’alternative.

    (Mémorial de Pascal : voir http://www.bibleetnombres.online.fr/memorial1.htm )

    — Pour le sens commun, les choses, à la fois dans leurs éléments et dans leur ensemble, sont telles qu’elles paraissent s’offrir à la perception. Dès lors, il ne s’agira que de savoir si la matière, donnée en soi, existe par soi ; c’est-à-dire que, pour croire que l’on échappe au matérialisme, il suffira de transcender la puissance de l’homo faber dans l’imagination analogique d’un Deus fabricator cœli et terræ. « Les athées n’ont jamais répondu à cette difficulté qu’une horloge prouve un horloger. »

     — Dans la tradition de la métaphysique, l’animisme était mêlé à l’artificialisme. Non seulement les hommes, les animaux, les végétaux sont des réalités vivantes, mais les rochers et les métaux, le soleil et les étoiles. L’affirmation de la transcendance revient alors à supposer que la hiérarchie des êtres qui, suivant le dynamisme vital, s’étend du monde sublunaire au monde supralunaire, se prolonge, au delà du ciel lui-même et par son intermédiaire, jusqu’à une région peuplée de réalités invisibles et surnaturelles. Et, comme la fonction génératrice est la plus caractéristique de l’être vivant, il arrive que la réplique de l’imagination analogique au naturalisme s’exerce sur le modèle du pater familias. Bossuet demande : « Pourquoi Dieu n’aurait-il pas de fils ? Pourquoi la nature bienheureuse manquerait-elle de cette parfaite fécondité qu’elle donne à ses créatures ? » Dans ce sens littéral, la cosmogonie se double de théogonie.

     — Le développement de la méthode rationnelle ne ruine-t-il pas le postulat dogmatique auquel se réfèrent à la fois les thèses naturalistes et les antithèses supernaturalistes ? Il est clair que la matière, supposée en soi, se résout nécessairement en éléments multiples dont chacun, en vertu de l’extériorité qui lui est essentielle, exclut l’existence de tout autre élément : le réalisme épuise donc ses ressources dans la définition d’un point unique, d’un atome absolu. De même, pour un dynamisme vital qui se borne à exprimer l’appréhension immédiate du réel, l’individu est un « système unique et clos » dont les différentes fonctions procèdent selon la loi d’inhérence qui fait rapporter les prédicats au sujet dans une métaphysique réglée sur l’usage de nos grammaires. La réalité de la nature solidaire à travers l’immensité de l’espace et du temps échappe donc inévitablement au réalisme du sens commun. En revanche, si l’univers, inorganique ou organique, existe en tant que tel, c’est grâce à l’activité une et indivisible d’une pensée qui, par la combinaison du calcul, et de l’expérience, a su coordonner à l’infini les mouvements des choses et les événements de la vie. La science accomplit la nature ; et, par là même, elle donne à l’homme conscience d’une aptitude à la vérité universelle où il nous paraît bien difficile de ne pas apercevoir la vocation de l’esprit.

    — Le fait décisif de l’histoire, ce serait donc, à nos yeux, le déplacement dans l’axe de la vie religieuse au XVIIe siècle, lorsque la physique mathématique  susceptible d’une vérification sans cesse plus scrupuleuse et plus heureuse, a remplacé une physique métaphysique qui était un tissu de dissertations abstraites et chimériques autour des croyances primitives. L’intelligence du spirituel à laquelle la discipline probe et stricte de l’analyse élève la philosophie, ne permet plus, désormais, l’imagination du surnaturel qui soutenait les dogmes formulés à partir d’un réalisme de la matière ou de la vie. L’hypothèse d’une transcendance spirituelle est manifestement contradictoire dans les termes ; le Dieu des êtres raisonnables ne saurait être, quelque part au delà de l’espace terrestre ou visible, quelque chose qui se représente par analogie avec l’artisan humain ou le père de famille. Étranger à toute forme d’extériorité, c’est dans la conscience seulement qu’il se découvre comme la racine des valeurs que toutes les consciences reconnaissent également. À ce principe de communion les propositions successivement mises au jour et démontrées par les générations doivent leur caractère intrinsèque de vérités objectives et éternelles, de même qu’il fonde en chacun de nous cette caritas humani generis, sans qui rien ne s’expliquerait des sentiments et des actes par lesquels l’individu s’arrache à l’égoïsme de la nature. Ce Dieu, il faudra donc l’appeler le Verbe, à la condition que nous sachions entendre par là le Verbum ratio (λόγος ἐνδιάθετος) dont le Verbum oratio (λόγος προφορικὸς) est la négation bien plutôt que le complément, avec tout ce qui, par l’extériorité du langage à la pensée, s’est introduit dans les cultes populaires : mythes de révélations locales et de métamorphoses miraculeuses, symboles de finalité anthropomorphique.

    — Pour situer enfin dans sa perspective authentique l’opposition de structure que nous apercevons entre le dogmatisme et le spiritualisme, il n’est pas sans intérêt, à nos yeux, de rappeler que Platon l’avait soulignée déjà dans le passage central de la République où l’Idée du Bien est dégagée de tout contact avec l’hypostase ontologique. Et Platon a également compris de quel scandale pratique pour la conscience collective devait s’accompagner ce qui est paradoxe spéculatif pour le sens commun. L’Euthyphron a confronté, dans leur antagonisme permanent, le théologien orthodoxe qui dès le début a pris le parti de s’attacher aux religions telles qu’elles sont suivant l’ordre d’une tradition sociale, et le pur philosophe qui travaille à la religion telle qu’elle doit être suivant le progrès d’une réflexion libre. Mais, s’il n’y a pas plus profonde disgrâce que de se condamner à chercher l’esprit là où il ne peut pas être, à croire comme vrai ce qui ne comporte aucune vérification positive ; la question demeure posée aux sages de savoir s’il ne vaut pas la peine d’encourir, de la part du vulgaire, le soupçon d’athéisme pour qu’ils gardent, jusqu’au bout, la fidélité au Dieu qui n’existe qu’en esprit et qu’en vérité.

    Léon Brunschvicg