• Prélude à l'obscurité

    "Ah ! c'est le silence, plutôt, qui devrait suivre..."

    Ainsi débutait, il me semble, la postface de Max-Pol Fouchet au roman de Malcolm Lowry : "Au dessous du volcan", la "divine comédie ivre" que j'avais lue dès mes années de jeunesse...

    mais de quel silence parle t'on ? du Silence divin qui, d'après le prologue fabuleux des "Irresponsables" d'Herman Broch, précède et suit la création, et que le Temps, porté à tire d'ailes par les hiérarchies angéliques, sépare pour ramener à lui même ?

     procession et conversion; "en ma fin mon commencement"...εν το παν

    mais ce Silence est à jamais transcendant, hors de portée du silence de la mort, du silence qui est la mort, qui commence généralement de nombreuses années avant la mort "physique", et qui consiste tout entier à renoncer à "parler" humainement, à parler pour dire autre chose que n'importe quoi, bref à renoncer à vivre humainement, à  se fermer au Silence du Verbe, le Verbe qui est dans le Principe auprès de Dieu, qui est Dieu :

    If the lost word is lost, if the spent word is spent
    If the unheard, unspoken
    Word is unspoken, unheard;
    Still is the unspoken word, the Word unheard,
    The Word without a word, the Word within
    The world and for the world;
    And the light shone in darkness and
    Against the Word the unstilled world still whirled
    About the centre of the silent Word.

    (Ash Wednesday, T S Eliot)

    http://www.poetry-online.org/eliot_sweeney_ash_wednesday.htm

    http://escholarship.usyd.edu.au/journals/index.php/SSR/article/viewFile/202/181

    Oh dark dark dark they all go into the dark

    Lord I am not worthy

    but speak the word only

    mercredi des Cendres

    In Principio erat Verbum 

    Dómine, non sum dignus (\), ut intres sub tectum meum (\) (-) : Sed tantum dic verbo (\), et sabitur ánima mea

     Ce silence de la mort , de la deuxième mort, c'est ce à quoi aboutit le malheureux consul de "Under the volcano", qui personnifie évidemment Lowry lui même; et c'est le Consul lui même qui nous dit dans le roman les raisons de cette contre-initiation et de cette divine comédie ivre, inversée, satanique.

    Non content de boire tout le whisky et le mescal du Mexique, ou à peu près, il a aussi "absorbé" la Kabbale et les écrits mystiques à haute dose, trop forte dose...tout cela pour constater, avant son suicide (là, je parle de Lowry lui même) : "avoir étudié tout cela, et s'apercevoir que l'on n'a pas progressé d'un pouce" !

    Eh oui ! l'étude, les livres, tout cela est absolument nécessaire, ce n'est pas moi qui vais dire le contraire ici; mais cela ne mène à rien, sinon au silence de la mort, si cela ne débouche pas sur l'Amour : "aime ton prochain comme toi même et Dieu par dessus tout".

    Hear us O Lord from Heaven Thy dwelling place

    http://home.istar.ca/~stewart/volcano.htm

    or, en fait d'Amour, le malheureux consul en reste au pauvre amour humain, celui de son ex-épouse, Yvonne : couple infernal, comme il y en a tant, comme ils le sont tous peut être ? deux êtres acharnés à se fondre, à fusionner, à se détruire donc, ne pouvant ni se séparer, ni continuer à vivre ensemble.

    "No se puede vivir sin amar"  : certes, mais de quel amour parle t'on ? car si c'est de l'amour sexuel, alors il faut dire plutôt : "on ne peut pas vivre AVEC cet amour"

    Deux moitiés d'un androgyne angélique ? Balzac dans "Séraphita" avait déjà repris ce mythe platonicien et kabbalistique. Mais le couple de Balzac termine le livre par une ferme intention :

    "Nous voulons aller à Dieu".

     Ils ne disent pas : " on va fumer des joints, et puis on va s'éclater en niquant comme des bêtes dans un 69 de tous les diables"...

    ils ne sont pas encore assez modernes, assez islamisés et boboïsés: ils sont chrétiens !

    Ah bien sûr ! peut être serait ce le cas si Polanski avait tourné  un film d'après "Seraphita" , ou bien son grand ami Bernard henri Lévy, mais je doute que ce dernier essaye de revenir au cinéma avant longtemps, après le bide retentissant qu'il a connu quand il a mis sa femme entièrement nue dans les bras d'Alain Delon il y a une dizaine d'années, je ne me souviens même plus du titre de cet épisode de boboland, et cela vaut mieux d'ailleurs...

    Et la montée, ici, n'est pas égale à la descente. L'univers humain est orienté, avec le monde spirituel des hiérarchies célestes  comme "haut", et le monde charnel et pulsionnel-sentimental (celui du sexe, et accessoirement des bouteilles d'alcool vides jonchant le plancher de la chambre vacante) comme "bas".

     Inferno.

    La supériorité de Balzac sur Lowry, c'est que la "Comédie humaine" c'est la "Divine comédie" pour notre temps de déréliction et de terreur : un Livre, ayant laissé loin derrière lui le "monde", et qui en révèle toutes les facettes : démoniaques certes (là où Lowry reste comme en exil), mais aussi céleste (Séraphita, Louis Lambert, etc..). La comédie humaine n'est pas une divine comédie ivre...elle est à la divine comédie du Dante ce que l'Evangile est à la Torah.

    Et la supériorité éclatante et indéniable de la sagesse évangélique sur la mystique "ésotérique" kabbalistique ou soufistique dont Lowry était si friand, pour son malheur,  c'est de renoncer aux mythes gnostiques ou autres, invérifiables en tout cas,  sur l'androgyne primordial et de montrer à tous ce qui doit être fait pour aller à Dieu (mais n'est pas suffisant, bien sûr), car l'initiation chrétienne, la seule initiation qui vaille de nos jours, c'est l'initiation de toute l'humanité (comme le notait d'ailleurs Sartre, plus chrétien qu'il ne le savait lui même, quand il disait ne pouvoir être libre tant qu'un seul être humain était esclave) :

    le mieux est de vivre comme les "anges", dans la chasteté absolue, mais pour ceux qui ne le peuvent pas, mieux vaut une seule femme que plusieurs, mieux vaut donc la pureté chrétienne que l'immonde fornication islamique, qui de plus se donne des airs de "pudeur" et d'honneur avec sa saleté de voile imposé aux femmes...

    Je le vois aujourd'hui aussi clairement que 2 + 2 = 4 ! comme j'ai été stupide de jeter ma jeunesse à l'ordure et à la poubelle  d'une vie sexuelle déréglée!

    seulement 2 + 2 = 4 je n'ai aucune difficulté à le mettre en pratique dans la vie quotidienne, sinon il y a longtemps que ma jolie boulangère aux beaux seins m'aurait mis sur la paille en me rendant chaque matin 1 euro au lieu de 5...car si 2 + 2 ne font pas 4, il doit être possible de démontrer n'importe quoi, que 1 = 5 par exemple...

     tandis que la sagesse évangélique ...

    "L'obscurité" de Philippe Jaccottet, c'est "Under the volcano" moins la kabbale et la gnose, moins l'alcool, moins le Mexique, plus la poésie, plus la philosophie ...

    ce n'est pas un roman, plutôt un petit récit de 170 pages, datant de 1961.

    L'intrigue est si simple, si limpide (mais le simple, c'est là le difficile) : après un voyage de plusieurs années à l'étranger, un homme revient dans son pays et cherche à revoir celui qu'il appelle son "Maître", le poète, le philosophe, l'écrivain, l'artiste qui a fait de lui ce qu'il est en lui enseignant, tel un nouveau Socrate, comment il faut vivre dans le monde moderne où il est impossible de vivre...

    Il demande des renseignements à tous ceux qui l'ont connu, et tous lui font la même réponse : personne ne sait ce qu'il est devenu. L'hypothèse généralement formulée, et que le disciple croit juste à ce moment, est que le Maître a quitté le monde pour parfaire son parcours spirituel dans le silence du recueillement , de la méditation et de la prière, sans doute dans quelque monastère.

    Le Maître était marié, à une femme merveilleuse, dont il avait eu un enfant, ils vivaient tous trois heureux loin de la ville, loin de la gloire médiatique qui importunait le Maître mais sans aucun souci matériel ;

     en désespoir de cause donc, le "disciple" essaye de retrouver cette femme, il y réussit, demande une entrevue, et c'est alors qu'elle lui apprend que son mari aimé, le Maître, a subi une chute dans le désespoir d'une brutalité inimaginable, qu'il est parti du jour au lendemain, laissant à sa femme et à son fils toutes les ressources financières dont il disposait pour qu'ils puissent vivre à leur aise, et qu'il est allé habiter, dans une misère à peu près absolue , un taudis de la grande ville où il vit reclus, sans voir personne, attendant la mort.

    ayant obtenu de cette femme admirable (et dont on apprendra plus tard que le Maître continue à l'aimer, et que c'est pour la sauver elle et leur fils qu'il est parti ainsi) l'adresse du taudis où vit son  "Maître", le "disciple" écrit à celui ci une missive, où il lui rappelle leur amitié passée et demande à le voir, sans trop d'espoir d'y parvenir.

    A son grand étonnement, le Maître accepte de le rencontrer et lui donne rendez vous, un soir...

    le "disciple" passera une nuit, du soir au petit matin, dans cette sombre mansarde à écouter l'interminable chuchotement de désespoir absolu de celui qui quelques années auparavant était son "Maître spirituel"; au matin il partira, obéissant à l'injonction de celui qui fut le Maître, mais qui n'est plus qu'une Bête apeurée , de ne plus jamais chercher à le revoir.

    La seconde partie du livre est consacrée aux réflexions du "disciple" à propos de ce qui est arrivé, de cette horrible nuit où son "Maître" lui a insufflé son désespoir nihiliste, réflexions qui ont pour but de l'aider à se "reconstruire", car cet épisode équivaut évidemment pour lui à une tragédie presqu'insurmontable, tellement son "Maître" avait d'importance pour sa vie spirituelle.

    il y parvient , et arrive à "comprendre" quels étaient (sans doute, mais sans certitude) les signes annonciateurs et les "raisons" de cette chute en enfer de celui qui jouait pour lui le rôle de l'initiateur à la sagesse : Socrate, ou le Christ , de manière équivalente et purement humaine et "laïque" , puisque lui et son maître n'avaient plus aucune foi religieuse.

    Pour résumer , ces "raisons" qu'il parvient à élucider sont en gros de deux ordres :

    - avant de rencontrer celle qui est devenue sa femme, et du temps où il était encore jeune, le "Maître" était tombé amoureux d'une jeune femme, une danseuse, d'une beauté extrême mais joueuse, espiègle, et qui ne l'aimait pas en retour. il avait accepté de vivre dans l'ombre de cette jeune femme, devenant en quelque sorte son "protecteur", espérant devenir un jour plus, c'est à dire son amant : il y avait renoncé après beaucoup de souffrances, le jour où il avait compris que cette femme ne l'aimait pas et ne l'aimerait jamais

    - cet amour déçu sert en fait de "révélateur" (presqu'au sens chimique du terme) à la prise de conscience du temps qui passe sans retour, de la vieillesse qui vient, annonçant le déclin puis la mort :

    "tout homme mûr a cotoyé au moins une fois dans sa vie cet abîme"

    Le maître décrit ainsi,   au cours de la nuit où il s'explique de sa voix déjà d'outre tombe,  cette découverte "de la vérité", qui est le "vide" , c'est à dire  ce qui terrifie tellement les humains qu'ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour éviter de l'apercevoir : vide de réalité, vide de dieu, néant de tout... l'Ecclésiaste  ne le dit il pas déjà depuis près de 3000 ans : "Vanité des vanités ! tout est vanité et poursuite du vent!"

    propos du  Maître, jamais nommé au cours du livre, ni par son nom, ni par son prénom, exactement comme pour le policier toxico et corrompu de "Bad lieutenant", voir :

    http://www.blogg.org/blog-30140-billet-bad_lieutenant-1122769.html 

     

    "Vous m'avez connu au bon moment, puisqu'il faut sûrement préférer le mensonge à la vérité, qui est que rien n'est vrai, que rien n'est, hormis le mal de le savoir"

    "il est naturel que la jeunesse soit facilement dupée...le premier cheveu gris nous découronne et nous révèle que la mort était en nous..une tristesse infinie envahit les palais divins..."

     Il n'est fait aucune mention d'âge, ni de pays ou de ville,  précis, mais l'on peut supposer qu'au moment où il subit cette chute, le Maître, marié sur le tard et père d'un enfant jeune, a disons entre 40 et 50 ans; et l'intrigue se passe évidemment dans un pays d'Europe de l'Ouest où la religion chrétienne a joué dans le passé un grand rôle, et qui a connu les affres de la deuxième guerre mondiale: on peut supposer qu'il s'agit de la France, ou, avec moins de probabilité,  de la Belgique, ou de la Suisse (qui n'a pas ressenti la guerre avec autant de rigueur).

    disons la France, donc..bien que Philippe Jaccottet soit suisse :

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Philippe_Jaccottet

    mais peu importe son origine, et puis ne sommes nous pas tous des suisses allemands, depuis l'épisode des minarets ?

    il s'agit de l'un de nos plus grands poètes contemporains d'expression francophone, et la force , la beauté, la puissance de son génie poétique éclatent plus d'une fois dans ce récit...

    J'y consacrerai encore un autre article, voire plusieurs, car il le mérite; c'est un livre qui donne beaucoup à penser, bien plus que n'importe quel traité de philosophie absconse, et dont on verra qu'il est d'une importance cruciale pour la voie spirituelle que nous essayons de dégager ici, poussés nous aussi, tenaillés par le danger du désespoir avant-coureur du vide et du rien, mais pas du "Nada" mystique de Saint Jean de la Croix sans doute...

    de  fait, je pourrais en parler encore des années, jusqu'à ma mort : comme tout grand livre, celui ci ouvre des perspectives infinies...

     au fond, ce "Livre" auquel doit aboutir selon Mallarmé le monde, qu'est il d'autre qu'une Pensée, que La Pensée Infinie, c'est à dire Dieu ?

    Un autre article à suivre donc, mais auparavant, je dois me libérer de l'emprise des spectres qui ont envahi mon âme à la relecture des principaux épisodes du livre, que je viens d'effectuer...

    il me faut, de toute nécessité divine ou satanique, citer les phrases, d'une beauté et d'une force indescriptibles,  qui terminent le livre, et qui nous "relèvent" (pour cette fois) de l'enlisement infernal, en nous "montrant" avec certitude que le disciple a triomphé, pour lui même, de la sombre béance donnant sur la nuit et sur la mort ouverte sous ses pas par son Maître déchu...

     il me semble que j'avais donné ici, ou sur un autre blog, des passages de "Comment c'est" de Samuel Beckett : eh bien la bonne nouvelle transmise ici par Jaccottet, c'est que nous pouvons échapper à la perspective "destinale" et "historiale" ouverte par Beckett:

    "Je n'ai pas cessé de respirer; je ne cesse pas d'entendre quelque chose qui respire en avant de moi, dans la nuit. Je n'en puis dire plus : le véritable amour est un souffle dont on dirait qu'il ne peut pas s'interrompre.

    De mon maître, j'ai su que les cendres avaient été dispersées dans une forêt"

     Ash wednesday...mercredi des cendres... in my beginning my end...

    il me faut aussi évoquer ici l'un des plus grands poèmes de langue (juive) allemande, Todesfuge/Fugue de mort, par Paul Celan :

    http://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Celan#Fin_de_la_Fugue_de_la_mort_.2F_Todesfuge

    dont voici les vers de la fin :

    Schwarze Milch der Frühe wir trinken dich nachts
    wir trinken dich mittags der Tod ist ein Meister aus Deutschland
    wir trinken dich abends und morgens wir trinken und trinken
    der Tod ist ein Meister aus Deutschland sein Auge ist blau
    er trifft dich mit bleierner Kugel er trifft dich genau
    ein Mann wohnt im Haus dein goldenes Haar Margarete
    er hetzt seine Rüden auf uns er schenkt uns ein Grab in der Luft
    er spielt mit den Schlangen und träumet der Tod ist ein Meister aus Deutschland

    dein goldenes Haar Margarete
    dein aschenes Haar Sulamith

    Traduction :

    Lait noir de l’aube nous te buvons la nuit
    nous te buvons à midi la mort est un maître venu d’Allemagne
    nous te buvons le soir et le matin nous buvons et buvons
    la mort est un maître venu d’Allemagne son œil est bleu
    il te touche d’une balle de plomb il te frappe juste
    un homme habite dans la maison tes cheveux d'or Marguerite
    il lance ses  chiens sur nous il nous offre une tombe dans les airs
    il joue avec les serpents et il rêve

     la mort est un maître venu d’Allemagne

    tes cheveux d'or Marguerite

    tes cheveux de cendre Sulamith

     Seigneur, écoute notre voix mourante et souffrante; pardonne nous, Seigneur, bien que nous n'en soyions pas dignes..

    et apprends moi, aide moi à aimer...

    la soeur voilée priera t'elle pour ceux qui marchent dans le noir, qui t'ont choisi et te résistent, écartelés entre saison et saison, entre temps et temps, entre silence et silence ?

     parce que je n'espère plus me tourner à nouveau..parce que je n'espère plus..les yeux ne sont pas d'ici, il n'y a pas d'yeux ici, dans cette vallée d'étoiles mourantes..

    Si la parole perdue est perdue, pourtant demeure la parole improférée, la Parole inentendue, la Parole sans parole...

    La Lumière brille dans les ténèbres, et les ténèbres ne l'ont point reçue...

    Et Dieu dit : prophétise au vent et au vent seul, car seul le vent écoutera :

    La Rose unique

    dès lors est le Jardin

    où tout amour prend fin,

    trouve achèvement et perfection.

    Puis la Voix de la Dame de merci se fit entendre et me dit de regarder le miroir, mais je ne vis que mon visage de cendres dans le miroir et je tirai , brisant le miroir, et je sombrai dans la nuit et le silence..

    London Bridge is falling down, falling down, falling down

    le prince d'Aquitaine à la tour abolie

    Hieronymo is mad again

     caillou


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