• Louis Chadourne

    --------------

    Calme des nuits sur l'Océan
    Étoiles et feux du navire,
    Et l'éternel balancement
    Des houles et de mon désir.

    Qui donc es-tu, maîtresse amère,
    Ô volupté de l'abandon ?
    Le cœur nourri de tes poisons
    N'atteindra jamais sa chimère.

    Penché sur ton changeant visage
    Où se reflètent tour à tour
    La fuite éperdue du voyage
    Et le feu lointain de l'amour,

    Je cherche la trace ambiguë
    Du dieu malin qui me poursuit
    Et ne l'ai pas sitôt saisie
    Que je l'ai déjà reperdue.

    --------------

    La brume s'échevèle au détour des allées,
    Un souvenir épars s'attarde et se recueille,
    Il flotte une douceur de choses en allées
    Un songe glisse en nous, comme un pas sur les feuilles.

    Les jardins de Novembre accueillent vos amours,
    Ô jeunesse pensive, Ô saison dissolvante,
    Les grands jardins mélancoliques et qui sentent
    La fin, la pluie - odeurs humides de l'air lourd,
    De choses mortes qui retournent à la terre.

    Iris mauves aux parfums âcres, aux tiges pâles,
    Ployés un peu, et qui se fanent, solitaires,
    Et laissent tristement pendre leurs longs pétales
    Transparents, trop veinés, trop fins - comme une lèvre
    Dont les baisers ont bu le sang et la tiédeur

    Cherche encore une bouche où poser sa langueur.
    Le grand jardin brumeux sommeille. Sourde fièvre
    Ô parfums trop aigus des iris et des roses
    Flétris - parfums et mort - serre chaude d'odeurs.

    Tout l'univers mourant qui s'épuise en senteurs
    Et puis dans la tristesse odorante des choses
    Effeuillant, inclinant, chaque fleur du jardin
    D'un battement furtif, égal et doux, se pose
    L'aile silencieuse et lasse du déclin.

    --------------

    Trésors des nuits et vous dons éclatants du jour,
    Qui m'avez, ombre molle ou trop vivace flamme,
    De tendresse ou d'orgueil dilaté tour à tour,
    Ainsi donc je vous ai tenus en ma pauvre âme

    J'ai senti sous ma peau se couler chaudement
    La sève de mes jours et l'été de ma vie,
    J'ai compté la douceur de chaque battement,
    Et de vivre ma chair fut sans cesse ravie.

    Par grappes les instants comme des raisins mûrs,
    Ensanglantaient mes mains de leur tiédeur pourprée
    Et le Moi du présent tendant vers son futur
    Fiévreusement ainsi qu'une bouche altérée.

    Et maintenant, je sais un bonheur plus certain
    Que la minute ardente et dont s'émeut notre ombre
    Mais dont l'éclair farouche, éblouissant et vain
    S'abîme pour jamais dans le passé sans nombre.

    Je sais que l'Univers une fois possédé
    Est mien comme le sont ma joie et ma tristesse
    Que le multiple amour dont je suis habité
    Le vêt d'une éternelle et paisible richesse.

    Que l'algue qui se ploie au sillage qui luit
    L'arôme ensoleillé des pins gras de résine ;
    Que les étoiles dans les arbres, et le bruit
    Du jet d'eau qui fait sangloter la nuit divine,

    Que le fruit qui se gonfle et dont rit le verger
    Que l'herbe qui se meut vers le soleil, la flamme
    Souple, la terre et l'eau vivantes, l'air léger,
    Que ce qui vit et meurt a pour centre mon âme

    Je suis riche d'un monde impalpable et puissant
    D'où naissent le bonheur et l'orgueil solitaires
    La clarté que je vois, le parfum que je sens
    M'enivrent d'un docile et quotidien mystère

    Et c'est pourquoi, prunelle aveugle de la nuit,
    Ô Mort, je vais sans peur vers ta gloire inféconde
    Émerveillé de moi, je consens et te suis ;
    J'emporte en mes yeux clos le visage du Monde.

    --------------

    La nuit s'est refermée
    Comme un calice obscur
    Sur la pulpe dorée
    Et tiède de la chambre.

    La lampe se consume
    Sous un arc de silence
    Et je ne sais plus rien
    Sinon que je suis seul,

    Mordu par un désir
    Qui se mêle aux rumeurs
    Du jardin frissonnant
    Sous l'averse nocturne.

    Un nom - hier ignoré
    Plaqué comme un accord,
    Élargit le silence
    Aux limites du soir,

    Tandis que replié
    Sur un âpre plaisir
    Où parfois la tendresse
    Fuse comme un sanglot,

    J'appelle sans espoir,
    D'un cri de tout mon être,
    Un bonheur déchirant
    Amer comme un départ.

    --------------

    Demerara ! Demerara ! un ciel d'orage
    Bistre et goudron,
    Des nuages livides, alignés, bien sages
    Pareils à des ballots de coton.

    Quelques palmiers agriffent l'émail
    Des toits de zinc chauffés à blanc.
    On toucherait le ciel avec sa main.
    Un soleil mou crève dans son pansement.

    Une ligne noire partage le monde
    Vert pâle et jaune et sans une ombre.
    Des docks accroupis lèchent un flot gras
    Irisé d'arcs-en-ciel d'essences.
    C'est là que viennent s'étirer les pirogues
    Des silencieux qui cherchent les placers.

    Demerara ! Demerara ! Lointaine terre.

    Ce sont les boues de l'Orénoque, dites-vous,
    Qui font cette mer visqueuse et ces remous d'opale ?
    D'ailleurs elle foisonne de squales.

    Mais cet énorme policeman ne s'en soucie guère
    Il roule et tangue sur le pont du paquebot,
    Avec sa casquette à plaque, son casse-tête
    Et sa face pareille à un soleil noir.

    Des évadés, paraît-il ! Cinq jours de canot.
    Ils voulaient gagner Surinam,
    Mais ils n'avaient plus de vivres... Et alors...
    Ici il y a le « hard labour » et la police noire.
    Les Anglais ne plaisantent pas. Dieu merci !

    Demerara ! Demerara ! Lointaine terre !

    All right ! My boy...
    Cinq cents tonnes de cacao...
    À San Juan de Porto Rico...
    Le cours du rhum...

    Faut-il qu'ils aient souffert, tout de même,
    Pour avoir ces gueules !
    Ah ! ces visages de cire
    Comme on en voit dans les musées de foire.
    On n'a pas besoin de leur mettre les menottes.
    Ils ont des yeux de fièvre et des barbes sales.
    Et des gestes las dans leurs vêtements de coton gris.

    Trois paires d'yeux luisent dans l'entrepont.
    Le plus grand a mis les mains dans ses poches,
    Et c'est peut-être le seul qui ait l'air triste.

    Demerara ! Demerara !
    Sirène
    On a soufflé une lampe, brusquement à l'horizon.
    Une grenade écrasée saigne au raz de la mer.
    Des écharpes de suie traînent le long des mâts.

    La nuit s'abat comme un poing brutal sur le pont,
    Le feu d'avant, le feu d'arrière
    Se balancent rouge et vert.

    Demerara ! Demerara ! Lointaine terre...

    http://armanny.blogg.org